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Jean-Claude Bélégou les années Noir Limite RITUELS : CORPS À CORPS (1987/1988)

 

 

 

Première série effectivement accomplie au sein du groupe Noir Limite et donnant lieu au premier catalogue éponyme, l'exposition est, après avoir été censurée à Bourges, finalement créée à la Base à Levallois grâce au soutien actif de Bernard Lamarche-Vadel.

La main de l'artiste sur le corps du modèle, transgression de la distance coutumière du regard et de la relation artiste-modèle, aboutit à l'image d'un corps à corps photographié dans le flux du mouvement et de la sensation, de l'intérieur.

Maison De La Culture, Bourges ; Musée Nicéphore Niepce, Chalon Sur Saône ; Festival De Photographie, Montréal ; Palais De Tokyo/Centre National De La Photographie, Paris ; Galerie Suzel Berna, Antibes ; Galerie La Passerelle, Tours ; Institut Français, Freiburg ; Prieure De Graville, Le Havre ; La Base, Paris ; Centre Culturel Bayer, Leverkusen ; Ludwig Museum, Aix La Chapelle ; Arsenal, Metz ; Maison Des Arts, Evreux ; Espace Photo De La Ville De Paris Les Halles, Paris ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse ; Fondation Cante, Merignac ; Galerie D'images, Les Baux De Provence ; Palazzo Cigogna, Busto Arsizio ; Espace Monoprix, Rennes ; Galerie Municipale Du Château D'eau, Toulouse.

 

 

Rituels, tirages argentiques 30 x 40 cm et 50 x 60 cm réalisés par l'artiste

 

Le corps à corps.

 

Corps brûle d'une chaleur qui le hante. Corps vibre d'une lumière qui l'habite. Frémit, circule, échange, cherche sa place. Dans l'espace bouge. S'altère. Chaque instant se recompose, se refait un visage. Se dessille, vacille. Tombe à la renverse.

Se donne, se prête, se réfléchit. Larmes de l'âme. Lames de larmes.

S'habille, se cache, se dévêt, s'ouvre, se ferme. S'ouvrent, se ferment yeux, bouche, sexe, mains, cuisses, bras. S'articule, articule les mots, les morts, les marques, les cicatrices, les plaies.

Brûle, bascule d'un poids qui lui pèse.

S'absout, se dissout. Vomit pleure crache recrache élimine. Se noue. Se détend frappe.

Corps s'affirme, s'infirme, boîte, cloche, prend forme, difforme, s'anime, se tétanise, paralyse. Attire, attise, brûle, consume, transpire, s'émeut, s'abandonne, se dessaisit, s'ouvre se donne crie palpite appelle se comble s'emplit.

Se ressaisit repose meurt, se reprend, appelle à nouveau, se clôt, s'endort.

Se laisse aller, le retiens, toute sa pesanteur, léger, souple, halète, vacille, se donne, se reprend, se donne.

S'éteint assouvi.

Résiste une dernière fois, n'y tient plus, court se jeter dans les bras, le vent, l'antre, demande, guide, se meut dans cette proximité, cette concision, s'accouple, se désarticule, se fait, se défait, se refait.

Se liquéfie.

Sèche, pourrit. S'enfle des seins, des lèvres, des paupières, du ventre.

Du ventre, corps entre, corps sort plus petit infiniment, plus entier infiniment.

Veines, artères, bleues sous la peau - exacerbent la peau, saigne, se répand, se disperse, s'émeut. Veut en terminer, en finir avec cette eau, ce sang, ces tissus en dedans ou cette carcasse qui seule demeurera au mieux.

La main s'inscrit, court, presse, glisse, sur ce corps qui transpire, perd l'équilibre, glisse, se laisse prendre, se laisse clore ses yeux, ouvrir ses lèvres, dilater ses muscles, accélérer son expiration. Sous les doigts muscles jouent remuent réflexes vie instinct morale.

Conscience perdue dissoute perd sa conscience d'elle même, se trouble de tous ces afflux venus de la surface de la peau qui transpire, n'en glissent que mieux les doigts, de ce mouvement des muscles, de cette coulée des larmes, de la sueur de la peur.

De se perdre à jamais, de s'y laisser là, éclate, demande qu'on recolle les morceaux.

Se fissure, appelle, efface, veut, se désespère qu'il n'y puisse rien. Expie.

Jean-Claude Bélégou

 

 

 

 

«NOIR LIMITE passe la limite... Il n'est pas question de pudibonderie dit Henri Massadau, directeur de la Maison de la Culture, mais je ne peux pas exposer de telles photos à tous les yeux et risquer de choquer des enfants qui visitent la Maison, ou des personnes plus âgées... Il aurait fallu une salle fermée.»

Le Berry républicain, Noir Limite passe la limite, 27 Novembre 1987.

 


« Thème de l'exposition : le corps à corps amoureux. Quand on programme ça, on doit quand même s'attendre à ce que dépassent, par-ci, par-là, quelques tétons, roudoudous, et poils d'aisselles ou de pubis...»

Jacques Henric, Art Press, Janvier 1988.

 


« La direction s'est retranchée derrière <<la prudence devant le réalisme de certaines photographies>>. On reste stupéfait devant tant de feinte naïveté qui consisterait à invoquer un irréel pour l'image photographique. Le thème : corps à corps amoureux laissant peu de doutes sur les images produites, on ne peut que s'interroger, comme le firent les trois photographes, sur la révélation soudaine de la nature des rapports physiques dans un couple à une direction ainsi déniaisée...»

Jacques Clayssen, Zoom, Février 1988.

 


« Le corps à corps et son image restent scandaleux, pour peu qu'ils diffèrent du stéréotype. Florence Chevallier, Jean-Claude Bélégou & Yves Trémorin, réunis dans le groupe Noir Limite, viennent d'en expérimenter l'actualité... Lorsqu'il se fait oeuvre, et collective, le désir le corps baroque, le corps critique, se trouvent effectivement hors ou au-delà de cette petite scène des médias qui montre le corps pour mieux démontrer le produit...»

Christian Gattinoni, Le Généraliste du 22/1/88.

 


«Trois photographes Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou regroupés dans <<Noir Limite>> devaient exposer du 25 Novembre au 10 Janvier à la Maison de la Culture de Bourges et présenter une recherche photographique sur le corps amoureux.
Cette exposition a été annulée par la direction de cette Maison de la Culture, direction qui, invoquant la crainte du scandale, exigeait des trois artistes le retrait de 23 des 60 photographies qui devaient être exposées.
Nous tenons ces trois artistes pour essentiels et nous avons brièvement présenté leur démarche commune dans notre chronique du 9 Novembre dernier, à l'occasion d'une page spéciale consacrée à l'exposition <<Aspects de la Photographie Actuelle en France>>....
Nous protestons contre l'interdiction qui frappe cette exposition et nous nous élevons contre l'arbitraire d'une décision, dont la motivation, en plus, est suspecte d'en cacher une autre. En effet si l'exposition devait constituer un attentat aux bonnes moeurs, c'est au Parquet d'exercer des poursuites, et c'est aux exposants de présenter leur défense.
Il suffit donc d'un fonctionnaire obscur pour, à lui tout seul, décider de la sanctionner, de les condamner sans recours. Mais ce censeur est-il seul dans cette décision répressive? Ou bien la France de M. Chirac est-elle déjà à Bourges, la France de M. Le Pen et de son <<ordre moral>> qui est l'apanage des états totalitaires?
Cet acte qui est un outrage à l'intelligence, va à l'encontre des libertés fondamentales d'expression et de création artistique. Il nous concerne nous. En ce jeudi 10 Décembre, jour anniversaire de l'adoption de la déclaration des droits de l'Homme, la preuve est une nouvelle fois faite que la conquête de la liberté, même dans un pays qui se présente en exemple comme pays démocratique, n'est jamais acquise, définitivement.
Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou donnent une conférence de presse ce Vendredi à Paris. Qu'ils soient déjà assurés de notre soutien le plus déterminé et le plus chaleureux. C'est certain tout ne fait que commencer.»


Pierre Bastin, La censure frappe à Bourges, Solidarité avec Noir Limite, la Wallonie 11/12/87.

 


«Le Prix Nobel de la Paix, Andrei D. Sakharov, a qualifié de <<bien suprême>> la liberté intellectuelle. On pourrait croire, avec naïveté, que dans les pays réputés démocratiques, au moins la cause est entendue. Il y a lieu de se tromper. La liberté intellectuelle, qu'elle relève de la recherche scientifique ou de la liberté d'imagination, de création artistique, reste, même chez nous, une liberté surveillée et, trop souvent, sous condition normative.
Par ailleurs, qui pourrait encore nier, à l'heure d'aujourd'hui, que la conquête des libertés amoureuses est aussi importante que celle des libertés politiques, sociales et syndicales. Cela suppose l'acquisition d'une éthique fondée sur une compréhension élargie de la légitimité amoureuse.
Il appartient à tous d'affranchir cette légitimité des préjugés bourgeois, des conventions amoindrissantes, des confusions idéologiques et religieuses. Comme le remarque très justement Alexandrian dans son livre <<Les libérateurs de l'amour>> : <<l'amour n'est pas seulement un sentiment, c'est aussi et surtout un état de conscience, un produit de l'imagination créatrice des individus>>. ici encore, ce serait un leurre de croire que tout est acquis.
Combien n'a-t-on déjà pas commis de crimes contre la liberté d'expression au nom du fallacieux prétexte des <<bonnes moeurs>>? Cette hypocrisie a toujours cours et a pour nom censure. Trois artistes viennent encore d'en faire les frais en voyant leur travail photographique sur le corps à corps amoureux, censuré par la Maison de la Culture de Bourges. Il s'agit de florence Chevallier, Jean-Claude Bélégou et d'Yves Trémorin.
Dans notre chronique du Vendredi 11 Décembre, nous avons avec brièveté mais avec force dénoncé l'arbitraire de cette décision. Notre propos, cette fois, est moins de continuer à récuser cette censure que de susciter un certain nombre de réflexions.
Mais avant tout pour bien comprendre les tenants et les aboutissants, nous croyons essentiel de laisser aux artistes la possibilité de s'exprimer eux-mêmes dans la mesure déjà où ils ne peuvent le faire ailleurs. Vendredi dernier ils ont donné une conférence de presse à Paris et ont montré leurs oeuvres aux journalistes. Voici le texte de base qui a servi à cette conférence de presse.
<<Vendredi 27 Novembre nous devions inaugurer à la Maison de la Culture de Bourges l'exposition « Corps à corps « dont vous voyez les pièces ici rassemblées. Cette exposition n'a pas lieu, annulée la veille par la direction, solidaire dans son ensemble, de la Maison de la Culture de Bourges avec laquelle, pourtant, un accord pour cette présentation avait été conclu il y a onze mois. Cette exposition a été censurée.
Censurée au nom de «la prudence devant le réalisme de certaines photographies». Censurée au nom de la crainte de «choquer des enfants et des personnes âgées». Censurée avec <<libéralité>> puisque l'on nous demandait, ni plus ni moins, d'enlever 25 des 60 photographies présentes... Censurée dans une des douze Maisons de la Culture sensées mener une politique pilote de création, une politique audacieuse, ouverte, prestigieuse, libre.
«Prudence devant le réalisme de certaines photographies»... Peut-on après Baudelaire, après Bourdieu, après Barthes parler sans mauvaise foi un langage aussi naïf ? Invoquer mille raisons pour censurer, et sa libéralité personnelle en même temps... La censure ne s'est-elle pas toujours abritée derrière la prudence, le souci de protection? Ne se fait-elle pas toujours au nom des autres? Ce n'est pas là la moindre de ses hypocrisies.
Aujourd'hui où le préjudice est porté à nos oeuvres, à nous-mêmes bien sûr, mais aussi à ceux qui sont associés avec nous dans cette opération : Photographies And Co, La Direction Régionale des Affaires Culturelles de Haute-Normandie, la Ville du Havre, le Centre d'Action Culturelle de Montbéliard. Au public enfin. Nous oublions : la Direction de la Maison de la Culture de Bourges a aussi évoqué, pas très longtemps d'ailleurs, pour nous la possibilité d'une salle close voire de photographies enfermées dans le bureau du directeur. Voici les faits.
Nous voici qui devons faire vivre ces oeuvres contre la censure, qui devons informer, réagir, empêcher que le silence n'accompagne l'interdiction, qui devons par-delà le choc continuer à créer et communiquer.
Nous voici qui nous interrogeons sur ce qui peut faire dans une société permissive que l'oeuvre d'art puisse choquer au point d'être refoulée. Sur ce qui a pu faire écrire au quotidien local (le Berry républicain) «Noir Limite passe la limite.»
Or leurs limites, faut-il le dire, ne sont pas nôtres.
Noir Limite est le noir de la matière photographique, cet attachement à la réalité de la photographie, le noir d'une certaine vision du monde, un retour à l'homme, la souffrance, la jouissance, le tragique, à la subjectivité, à une tradition esthétique. Le retour au corps au-dedans à l'intérieur. La simultanéité de profondeur de la surface de la peau et de celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une surface qui dise ses entrailles.
Noir Limite est le refus de la naïveté moderniste et le dépassement de la déconstruction conceptuelle.
Limite n'est pour nous que tangente, risque, fil tendu vers la construction d'une oeuvre.
Ce qui sépare n'est pas ce qui ferme.
Noir Limite est donc, pour parler franc, un concept intellectuel et artistique qui vit au travers de nous trois, notre confrontation, notre affection, nos manifestations.
Les limites dont nous parlons sont fragiles, en crise, en désir.
Elles ne sont pas des frontières.
Ce travail sur le « Corps à corps amoureux « qui a été censuré nous le menions ensemble depuis deux ans, depuis la création du groupe et son manifeste. Ce sujet, cette matière, se sont imposés à nous comme continuation de nos travaux antérieurs sur le corps tels que nous l'avons évoqué tout à l'heure. Comme sujet limite, puisque transcendant ; comme rapport à la photographie même, corps à corps avec le réel, le monde, la durée, l'autre ; comme rapport au désir, aux conflits primitifs de l'homme là où il se met le plus en péril : dans son rapport à l'autre, son rapport amoureux, sensuel.
Noir Limite n'est pas un groupe d'Avant-garde car les Avant-Gardes sont d'hier, de la modernité. Noir Limite n'est donc pas un groupe totalitaire et à l'intérieur de cette sensibilité commune nous avons chacun construit notre oeuvre en continuité de nos originalités, nos histoires.
Florence Chevallier a continué de questionner l'autoportrait en y faisant entrer l'autre, en demandant comment passer de soi à l'autre, cet autre qui précisément est évacué par définition de l'autoportrait. Comment photographier soi et l'autre, c'est à dire où s'arrête pour l'artiste soi? Androgynie brouillée, maculée, métaphore intemporelle et impureté du mélange.
Yves Trémorin a photographié un couple dans le rapport sexuel, dans l'objet du désir, formalisant toutes ces images imprécises et interdites de l'inconscient collectif. Retour obligé à une animalité constitutive de l'homme. Travail sur l'acte, acte photographique en coupes instantanées, précises.
Jean-Claude Bélégou a travaillé dans une intériorité à ce corps à corps, parlant du désir. S'incluant dans l'image au-delà même de ce qu'il est convenu d'appeler «camera subjective», questionnant le rapport au modèle, l'acte de création dans son déroulement et la relation à l'autre dans son intériorité.
A travers ses expositions ( Noir Limite en 1986, le SITI en 1987, cette création) ses performances (Chambre Noire à Mont Saint Aignan en 1986 ; les 30x40 à Paris) ses publications (Manifeste, Caméra International cette année) Noir Limite s'est bâti une histoire originale dans un milieu, la photographie, où l'on n'est guère habitués aux groupes d'artistes.
La construction d'une oeuvre est de toute évidence et de façon incontournable au centre de nos préoccupations. Une oeuvre est une radicalité, une pensée, une construction, une réalisation, une cohérence.
Vous comprendrez cette foi, cette blessure que nous avons ressentie par cette interdiction, notre volonté que malgré la censure cette oeuvre vive.>>
On l'aura remarqué, ce texte traduit autant la ferveur, la sincérité que la consternation, le désarroi, la douleur des ces trois artistes dont les oeuvres, faut-il le dire, ont toutes les qualités esthétiques des oeuvres d'art, en plus de relever du discours amoureux, tout aussi radical que sublimé.
Cette censure est extrêmement grave et préjudiciable et d'autant plus scandaleuse qu'elle s'exerce sur de jeunes photographes. De deux choses l'une. Ou à Bourges ont vit toujours à l'heure du Moyen age et de l'inquisition ou on expose tout et tout le monde avec les mêmes droits. Si par exemple on expose à Bourges les photographies de Pierre Molinier et de Hans Bellmer qui ont été présentées à Beaubourg, sans restriction, il ne se trouvera personne à Bourges pour s'attaquer à des valeurs bien établies, malgré le contenu audacieux de leurs oeuvres.
Autre constatation : cette mesure frappe l'art photographique lui-même. Pour en revenir à la citation d'Alexandrian, si l'amour est aussi << produit de l'imagination créatrice des individus>>, le discours amoureux est déjà en soi, une oeuvre d'art, et tous les supports, tous les moyens d'expression lui conviennent. L'art et l'érotisme sont liés en quelque sorte par un pacte de naissance. Il en est ainsi depuis que l'homme a commencé à s'exprimer et a jalonné son histoire d'oeuvres érotiques.
On accepte qu'une peinture, une sculpture, une gravure soit érotique, au pire, obscène ou scabreuse, peu importe son contenu. C'est ce qu'on refuse obstinément à la photographie qui, pour un même contenu, sera immanquablement désignée comme pornographique, donc inacceptable.
Cette attitude traduit bien le refus de certains d'accorder à la photographie le statut qui lui revient, celui d'oeuvre d'art à part entière.
Cela dit, les photographies de Florence Chevallier, de Jean-Claude Bélégou et d'Yves Trémorin sont-elles d'une audace insupportable? Evidement non. La beauté du travail est là pour en témoigner, tout comme sa démarche. Il s'agit d'une interrogation simultanée sur le corps et sur la photographie. Et dans leurs oeuvres, le corps et la photographie se fondent pour devenir un seul et même lieu de communication.
Et puisque nous avons cité Bellmer, on peut en revenir à lui. <<Un objet, dit-il, un pied féminin, par exemple, n'est réel que si le désir ne le prend pas fatalement pour un pied...>> Si nous ne voyons dans un sexe qu'un sexe, nous ne voyons rien que quelques centimètres de peau et de muqueuses. Si nous ne voyons dans un visage qu'un visage, nous ne voyons pas la vie, la volonté qui l'anime, l'ordonne et le met en avant de lui-même. La réalité porte en elle-même tout ce qui la change.
Réel, regard, désir. Le réel n'est pas en cause, mais bien le regard, comme nous l'indique magistralement le grand poète français Bernard Noël dans son introduction à l'ouvrage <<Le nu>> : <<La beauté n'est pas dans les choses, elle est dans nos yeux...>> Le nu habille le regard du photographe et le nu dans sa photographie est le toucher de son regard.
La beauté est dans nos yeux, elle n'est pas dans les yeux des censeurs. La beauté est dans nos yeux, et c'est là la raison pour laquelle cette expositions sur <<le corps à corps amoureux>> doit vivre et doit être montrée au grand jour. Le comprendre, c'est être adulte, ni plus, ni moins.
La beauté sera dans nos yeux selon la réponse que nous ferons à la question que posait André Breton à la fin de son <<Second Manifeste>> de 1930 : <<Veut-on, oui ou non, tout risquer pour la seule joie d'apercevoir au loin, tout au fond du creuset où nous proposons de jeter nos pauvres commodités, ce qui nous reste de bonne réputation et nos doutes, pêle-mêle avec la jolie verrerie sensible, l'idée radicale d'impuissance et la niaiserie de nos prétendus devoirs, la lumière qui cessera d'être défaillante?>>
La beauté sera dans nos yeux ou ne sera pas.»

Pierre Bastin, Noir Limite censurée à Bourges, Corps à corps amoureux si la beauté est dans nos yeux, la Wallonie du 18 Décembre 1987.


 

«Si Noir Limite passe la limite, ce n'est pas celle de l'indécence, c'est celle d'une conception aseptisée de la photographie.»

Pierre Borhan, Clichés n°45.

 


« Parlant du groupe des XV, j'ai dit plus haut que le temps des groupes était terminé. Le Groupe Noir Limite m'a fait mentir. Groupe exemplaire qui sait unir la réflexion au travail et maintient le juste équilibre entre le projet commun et les talents individuels. Il doit batailler pour se ménager des espaces d'exposition ; car il a toujours voulu se placer par rapport à la vie des formes et non à celle des milieux de l'art, dont il n'a que faire et moi non plus.
Sans leur faire de peine, je voudrais dire à Bélégou, Chevallier et Trémorin que les scandales dont ils ont parfois pâtis étaient de vrais scandales. Bien sûr cette pudibonderie est hypocrite et ridicule, et les intentions de Noir Limite sont pures. Mais au fond, le problème est réel : devant certaines personnes et dans certaines circonstances, certaines images peuvent choquer au point de gommer toute approche artistique.
Je n'étais pas tout à fait sincère lorsque je prenais ma plume pour défendre le groupe au nom de mes devoirs d'intellectuel solidaire. Mais c'est cela qui est admirable : un scandale encore authentique alors qu'il n'y en a plus que des faux car réservés à ceux qui sont prêts à tout accepter et qui ne choisissant plus rien, réduisent l'art à néant.
Depuis un an je m'interroge. Il faut toujours s'interroger. Mais là je le fais de façon redoublée. Je m'interroge sur ma propre interrogation.
Dans la mesure où le métier de conservateur ne se confond pas totalement avec celui de manutentionnaire, il suppose un engagement en faveur des oeuvres. En l'occurrence il s'agit de participer à la défense de l'art photographique dont chacun connaît le statut incertain et menacé. Et l'habileté est alors de retourner la situation : justement parce qu'elle n'est pas encore un art reconnu, établi, accepté par tous, la photographie est un merveilleux champ d'expérience sur les limites et les renouvellements possibles de l'art. l'incertitude de son statut devient son plus grand trésor ; sa fragilité fait sa force et une dialectique toujours en réserve permet de faire de cet art en retard (bien plus que le cinéma son cadet) le modèle des conduites d'avant-garde. C'était paradoxal, brillant et, par dessus le marché, juste, donc commode. Trop commode.
Le constant ridicule du critique est qu'au moment où il pense enfin avoir élaboré un système de pensée pour convaincre les béotiens, la création s'en va ailleurs et le contredit. Le critique n'a plus qu'à planter là sa théorie et courir après l'art tel qu'il se fait. L'art, comme le réel, est ce qui toujours déborde.
En résumant énormément les choses, disons que la création photographique contemporaine se trouvait tendue entre deux pôles. Pour coller de plus près aux oeuvres, appelons-les Robert Franck et William Klein. Le pôle Franck est celui de la solitude de l'instant vécu, le pôle Klein est celui du surgissement des formes saisies. Pour reprendre les termes définis par Gilles Mora, Franck est plutôt tourné vers le photographié : la vie est ainsi, et Klein vers le photographique : les images en sont ainsi. Mais ce qui unit profondément les deux c'est que l'esprit est lié au temps, à l'instant. Jusque-là, la conscience n'en avait pas été parfaitement prise. Le monde du cinquantième de seconde n'est pas celui de notre durée. La réalité y bascule dans l'énigme et les formes dans un système d'ombre et de lumière plus ou moins reconnaissable. A part ce point, l'instant, la photographie partage beaucoup de problèmes communs avec les autres arts du visuel.
Il fallait en arriver jusqu'à ce seuil : la photographie authentique s'avoue comme empreinte lumineuse en l'instant. Elle n'est que cela. Le moment est venu pour elle, comme pour la peinture avec Cézanne, de se contenter humblement de n'être que ce qu'elle est, d'accepter de se réduire à sa pauvreté objective. La peinture n'est rien que des touches de couleurs posées par un pinceau, la photographie n'est rien d'autre que l'enregistrement de variations de luminosités. La voici nue.
Mais ce seuil s'ouvre vers autre chose. Il est fin et commencement. La photographie n'est pas restée coincée et condamnée, par une trop étroite définition d'elle-même, à des expériences toujours recommencées sur les hasards des rencontres. Parallèlement cheminait une tendance bizarre, à première vue un peu perverse : la mise en scène. Tout était renversé et sens dessus dessous : la photographie n'était plus le jaillissement d'un éclair préservé par sa brièveté même mais le résultat d'une élaboration intérieure en vue d'un long regard rêveur. Le moment du déclic n'était qu'un passage technique obligé, mais d'un intérêt infinitésimal, entre deux méditations visuelles : de l'ordre de l'imaginaire plus que de l'ordre du contemplatif. L'accent était de moins en moins sur la particularité d'un instant du réel, de plus en plus sur la nécessité de durer dans l'esprit. Comme toujours en photographie, et même comme souvent en peinture, avait lieu une mise en suspens du temps. Mais alors ce n'était plus la coupe mais le prolongement qui devenait essentiel, et parfois très ennuyeux.
Il fallut subir des fabrications glacées, qu'aggravaient encore des explications écrites plus ou moins énigmatiques car, évidemment (et c'est l'un des dogmes de l'époque), <<elles ne devaient pas avoir de rapport direct avec l'image>>. Du jailli au figé, le progrès n'était pas évident.
Mais autre chose cheminait encore la sensualité. L'envie d'y toucher, disons le, et même si c'est défendu par le gardien du musée. L'envie de palper celle qui, après tout, fait qu'une nature morte de Chardin est meilleure que n'importe quelle bonne nature morte de son temps, celle qui est indétachable de l'art entier de la sculpture. La matière dont sont faites les photos, malgré sa minceur, malgré son lisse, devenait tactile.
De la conjonction entre mise en scène et sensualité des surfaces, une photographie autre vient de faire irruption. Une photographie du mythe, une photographie dont les pouvoirs de donner illusion ne sont utilisés ni pour tromper (ça c'est toujours mauvais) ni pour remettre en question notre vision paresseuse, mais pour incarner nos rêves. Voici le mot, un peu grandiloquent mais inévitable : incarnation. Tout art n'existe que dans une incarnation. Jusque là, la photographie cherchait la sienne, de-ci, de-là, un peu en douce et sans trop oser avouer si grave lacune. Le bout de chemin fait auprès de l'art conceptuel lui avait permis de se mieux faire connaître tout en éludant la question. Mais il fallut en venir là, car le rêve appelle la chair et la chair appelle le rêve.
Dans les oeuvres du groupe Noir Limite, il s'agit bien du sens le plus précis du mot incarnation : la mise en chair. Plus que la pierre ou le bois, qui sont aussi matières et lieux possibles d'incarnation, la chair l'est par excellence car elle est en continuité avec l'esprit, inextricablement mêlée. Que nous ne sommes rien d'autre que de la chair fait que, d'un différent point de vue, nous ne sommes aussi, et de part en part, qu'esprit. Mais voilà : la photographie n'est pas de la viande. Tout au plus du jus de viande, de la gélatine, et des grains d'argent. Et les grains d'argent pour notre oeil, ça fait du noir. Le rapport fondamental est ici entre la chair et le noir.
Dans la photographie comme dans la réalité, l'ombre et la lumière n'existent pas l'une sans l'autre. Cependant, dans la réalité, c'est la lumière qui, bien qu'impalpable, est matérielle : sa vitesse, son intensité se mesurent. Alors que l'ombre n'est qu'une absence de lumière, négativité absolue. Mais en photographie, c'est le contraire. L'ombre ne peut y exister sans la lumière mais, l'image faite, c'est d'abord elle qui la constitue, qui est première, qui définit les formes. Certes, par rapport au dessin, il est en photographie une sorte d'égalité en équilibre instable entre ombre et lumière, ce que confirme l'effet négatif-positif. Le dessin peut dire les volumes par l'ombre sans se soucier de l'incidence de la lumière. Ainsi longtemps jusqu'à la Renaissance. Que la lumière et l'ombre bougent ensemble et dépendent strictement l'une de l'autre constitue un système qui, depuis le Quattrocento, présage la photographie autant que le fit la perspective de Brunelleschi. Reste qu'aujourd'hui le mouvement profond de la photographie, du photographique, est de reconnaître l'antériorité ontologique de l'ombre dans l'image. La photographie disait Raoul Hausmann, est mélanographie : l'art de constituer des formes avec du noir.
Et si la photographie se trouve enfin un corps, et une chair, c'est dans le noir de l'ombre qu'elle pourra la trouver. Seul ce noir possède l'intime vibration qui est le propre de toute chair, et même si cette vibration ne peut avoir lieu sans le voisinage et l'intrusion de la lumière. Le réalisme de la photographie provient en somme de ce que les rapports de priorité entre ombre et lumière y sont inversés.
Nous y revoilà donc, dans ce dialogue originel : la chair et le noir. Rencontre de ce qui est le plus sensuel, objet et moyen de la sensualité, la chair, et de ce qui est le plus sévère, le plus austère, ce qui retient tout et ne rend rien : le noir. Et une fois de plus, il nous faut remonter à la renaissance. Ce n'est nullement par hasard que les peintres multiplieront alors les nus. Il serait puéril d'y voir l'effet d'une émancipation des moeurs, d'ailleurs quasiment impossible à évaluer. La raison profonde est que le nu offre une sorte d'exagération du volume. Avant la Renaissance, avant la perspective, avant le dessin par les ombres et les lumières liées entre elles, l'art avait très bien su faire sentir les volumes. Dans les mosaïques byzantines les volumes sont d'une force restée inégalée. Mais l'art n'avait jamais abordé ce problème que le nu est un super-volume. Même s'il en montrait, ce n'étaient que des nus graphiques ou frileux. Souvent plus près d'ailleurs de la vérité de nos pauvres corps que des chairs opulentes de l'art classique. Mais l'immense apport de Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, fut de se mettre en face de la chair comme volume. Car elle n'est pas un volume comme les autres ; elle rayonne ; elle est enrobée d'une aura, elle est en même temps elle-même et au-delà d'elle-même. Parce qu'elle est en continuité avec l'esprit, la chair n'est pas une étendue ordinaire. Parmi nos rapports aux formes, notre rapport au nu occupe une place à part et irréductible. Pour nous, ses volumes sont à la fois eux-mêmes et au-delà d'eux-mêmes, tant la relation que nous y avons est, et d'une façon incontournable, particulière.
En photographie, l'expérience de Steichen, mettant rigoureusement au point les fruits qu'il laisse respirer un jour et une nuit sous son objectif ouvert, fut peut-être une lointaine préfiguration de ce qui se passe aujourd'hui.
La présence envahissante, le poids, la chaleur, le tremblement imperceptible mais profond des chairs, furent donc un défi exceptionnel jeté à l'art. Et ce n'est pas par hasard si les artistes de la Renaissance, et des âges classiques l'exprimèrent par les ombres. L'absence, la négation, la bascule dans le néant, au bord extérieur de la lumière, devint le moyen idéal pour faire sentir le débordement originel de toute viande gonflée de vie, à la fois pour l'exprimer et le contenir.
Car au coeur de la relation de l'esprit et la chair, nous trouvons bien sûr, la sexualité. Or, l'art concerne les formes en tant que formes, non nos impulsions ni nos besoins. C'est insulter l'art que d'en faire un moyen de libération ou de répression des moeurs. sa question n'est pas là. Mais par ailleurs, il n'est guère facile d'empêcher un intérêt vital d'envahir un territoire où il n'a rien à faire. Conscient de l'écueil, les artistes de la renaissance inventèrent le nu idéal, le nu synthétique, arrangé, objet de contemplation culturelle sans trop être moyen d'assouvissement. A l'époque néoclassique, ce nu à la fois réaliste et stylisé atteignit des sommets de la froideur. d'où l'écroulement moral de Canova devant les marbres du Parthénon soudain révélés : toute sa vie il s'était trompé : les Grecs, eux, <<savaient regarder la nature>>.
La photographie ne sait rien faire d'autre. repartant des rencontres de la chair et de l'ombre, elle se retrouve devant les mêmes problèmes que ceux de la Renaissance. Mais elle va devoir les résoudre autrement, car l'idéalisation ne lui est guère permise (même si le mythe lui est ouvert, nous y reviendrons) et le mieux est pour elle d'avouer, de dire la vérité, toute la vérité. Si la photographie, comme art, n'a pas plus que les autres arts à se mettre au service de l'assouvissement, elle doit légitimement par nature, ne pas contourner la charge de sensualité inhérente à la réalité de la chair. Il ne s'agit pas de s'arrêter avant, mais d'aller au-delà. Il s'agit d'assumer la brutalité du fait pour atteindre à la force des formes. Grand est le danger de manquer d'élan et de s'arrêter en route. Les exemples de situations intermédiaires complaisantes ne manquent malheureusement pas. Mais l'un des grands projets du groupe Noir Limite est d'accepter la totale vérité de la chair pour la transmuer en la plus intense présence des formes dans l'image photographique.
Jean-Claude Bélégou l'exprime magnifiquement : << La simultanéité de la profondeur de la surface de la peau et de celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une surface qui dise ses entrailles.>> Une fois de plus, c'est le <<rien n'est plus profond que la peau>> de Nietzsche qui se révèle le maître mot de la photographie. L'excitation des épidermes est pleinement acceptée parce qu'elle est aussitôt transcendée dans les balancements profonds des volumes. La photographie rejoint la sculpture, placée à l'autre bout des arts, parce qu'elle connaît elle aussi l'ascétisme du toucher.
Mais chacun a son chemin. Chez Bélégou, tout s'ordonne autour d'une grande courbe tendue, dans un effort douloureux pour s'arracher à soi-même. Tels sont les esclaves de Michel-Ange. Avec en contrepoint ces mains qui s'agrippent, comme cherchant en vain le violent flux qui arque les masses. chez florence Chevallier, le mouvement essentiel est plus secret. Ce ne sont plus des grandes lignes qui dessinent des profils, mais une éclosion venue du noir ambiant. Par l'effet du miroir, ses figurent semblent naître de la profondeur des eaux. Au dessin nerveux, par le contour, de Bélégou s'opposent ses volumes par tâches de lumière s'irradiant de leur sommet. Ce n'est plus Michel-Ange, c'est le Tintoret. Mais Trémorin s'oppose à son tour par la continuité de ses volumes modelés comme ceux d'un bas relief, modulés dans la matière du gris, continuant absolument son précédent travail sur les photographies froissées et rephotographiées. Tous ces défoncements qui pourtant ne violent pas la masse : c'est Rodin.
Que l'évocation de ces grands noms ne fasse pas sourire. Je n'ai aucune prétention à forcer les jugements de l'histoire. Mais j'évoque plutôt une inquiétude : est-il normal que des oeuvres si récentes renvoient à des exemples si lointains? la question ne manquera pas d'être posée. Ce n'est pas seulement une même recherche plastique mais une certaine atmosphère poétique qui relie ces trois auteurs, par-delà leurs différences. De l'ombre ont resurgi les aventures des Dieux, des combats des Titans, des enlèvements des Sabines (Chez Florence Chevallier notamment). Pourtant ces images ne renvoient pas directement à des textes de la légende ou de la mythologie, comme le faisaient les tableaux anciens. Le charme littéraire est resté collé au passé, mais un art ressuscite, qui évoque des fictions. Liée à ce violent retour de l'incarnation, que favorise le réalisme photographique, se révèle une étrange aptitude à illustrer un monde imaginaire. Comme les Arcadies et les Olympes des vieux maîtres, elle relie secrètement des visions et des styles particuliers. Le jeu des formes n'est pas seulement une démonstration expérimentale, comme si souvent dans l'art moderne. Comme dans l'art classique, il convoque un univers fictif et poétique commun. Même sans se nommer, le mythe est de retour.
Ainsi chaque artiste ne serait plus claquemuré dans sa propre recherche, à la fois désespérément et complaisamment solitaire. Le retour des groupes, comme Noir Limite, en serait un signe. La photographie, à force d'être en retard, est peut-être en train de réapprendre aux artistes à explorer des territoires communs de l'imaginaire. Elle ne peut le faire que parce qu'elle atteint elle-même sa maturité. De là mon inquiétude : va-t-il falloir abandonner l'argument commode de la photographie comme pur espace d'expérimentation? Bien d'autres exemples convergent vers ce même univers fictif qui doublerait celui-ci, chacun à sa façon. Ce qui me frappe, c'est que des oeuvres qui tournent résolument le dos au questionnement incessant, répétitif et systématique de l'art conceptuel soient d'elles-mêmes si puissamment questionnantes.»

Jean-Claude Lemagny, Noirs et Mythes, Clichés n°45. Texte repris avec son préambule dans le livre L'Ombre et le temps, Editions Nathan.

 


«... Des tirages somptueux qui évitent le double écueil du banal érotisme et de la vulgaire pornographie, et nous imposent brutalement, dans des corps statufiés par le déclic, l'évidence d'une équivalence, celle du désir et de la mort.»

D. Tréton, Artension n°4, Juin 88.

 


«La photographie érotique est aujourd'hui objet de consommation courante. Il est dans ces conditions difficiles de construire une oeuvre photographique à partir du corps dans toute son étendue sensuelle.(...) C'est pourtant cette voie qu'a choisi le groupe Noir Limite.
Les corps ne sont pas pour eux des objets à offrir en pâture à des regards avides, ils sont inséparables d'une recherche esthétique, c'est-à-dire d'une aventure périlleuse mettant conjointement en jeu les corps et la photographie : une tentative impérieuse et désespérée d'atteindre aux confins de la photographie, et au plus secret des corps.»

André Rouillé, La Recherche Photographique Nov. 1988.

 


«Que le bicentenaire n'éclipse pas les cent cinquante ans de la photographie. A l'autre bout du Havre, au Prieuré de Graville, le Corps à corps du groupe Noir Limite. Enfin une vision qui sort des stéréotypes. Les trois photographes transmettent là leur émotion, leur passion : chair mise à nu, mise en amour ; corps mélangés jusqu'aux limites, juste avant l'inesthétique, mais pourtant <<jusqu'au bout>>, au-delà du très codé, exhibitionniste ou esthétisant et souvent phallocentrique. Les deux hommes du groupe contournent largement l'imaginaire culturel des hommes sur les femmes, tandis que Florence Chevallier s'implique totalement en se mettant elle-même en scène dans ses rapports amoureux.
C'est sans doute pour cela que cette exposition a été censurée auparavant : le corps et son image restent scandaleux dès lors qu'on ne peut plus l'appréhender de manière connue et rassurante. Si leur travail reste inséparable d'une recherche esthétique sur la lumière, ici sur le versant du sombre, du noir - choix délibéré de tirages très denses - il la dépasse par l'intensité et l'engagement. On sent l'urgence d'aller au fond des choses, et c'est bouleversant car il s'agit du corps dans ce qu'il a de plus proche et de plus intime.»

Michel Lequenne, Politis spécial été 1989.


« Noir Limite est certes le vocable sous lequel se sont regroupés trois jeunes photographes : Jean-Claude Bélégou, Florence Chevallier et Yves Trémorin ; mais ce pourrait être aussi l'objet idéel de leur commune démarche. Photographier, ce qui suppose le matériau lumineux mais pour y être au centre de la nuit la pire, celle de l'interdiction de voir. Travail d'approche pour une nuit en deux parties qui coïncident comme le baiser de deux obscurité complémentaires ou les deux versants d'une même noirceur. Les photographies réunies sous le titre «corps à corps» représentent l'approche qui seule est figurable de ce qui n'a pas de figure : le lien sexuel. Mais peut-être parce que ces oeuvres embrassent vraiment leur objet : ce qui ne peut être vu, elles subissent une translation logique d'une certaine manière sous l'ordre de ce qui ne doit pas être vu. La jouissance embrasse la loi, l'infigurable dans les bras de l'anonyme, l'innommable joint à l'interdit, le plaisir dans les tenailles de la censure. Ces oeuvres n'ont jamais pu être vues publiquement, je ne ferai pas l'histoire somme toute dérisoire de leur interdiction de paraître ; depuis la censure du livre de Pierre Guyotat, l'expression de l'interdiction n'empreinte plus le chemin du décret qui débouche sur la place du ridicule, le chemin est désormais plus sûr, plus ombragé et plus vicieux ; chacun, et il s'en est trouvé plusieurs, pour manifester que cette oeuvre méritait un décret, cela suffit pour dire le rôle éthique assumé par ces images et de ceux qui ont le mérite très grand de leur offrir un lieu pour être vues. Ceci étant, la censure est une grande, belle et précieuse manifestation puisqu'elle est en réalité l'horizon interne de toute oeuvre d'art réussie et les fonctionnaires de la culture méritent d'être embrassés pour avoir su discerner ce noir revers constituant cet effort vers la limite du visible dans les oeuvres en cause.
Pourquoi cette trilogie, puisqu'il s'agit d'une oeuvre de la coïncidence de trois points de vue, fut-elle ainsi ressentie comme subversive. A mon avis deux raisons au moins lui ouvrent la voie du purgatoire, sinon de l'enfer. D'abord la pratique intensive du morcellement du sujet, des sujets ; la brutalité d'un rapiècement d'organes et de membres, de lieux et de fonctions du corps sans plus de hiérarchisation. La photographie dite pornographique peut figurer toutes les contorsions imaginables mais pour conserver sa signification (d'agent d'identification), elle protège et souligne d'abord une vison rationnelle de la topographie corporelle autour de la représentation de l'acte sexuel. Dans ce domaine il s'agit toujours de faire valoir l'illusion d'une performance de la visibilité qui encadre en priorité la bonne distance entre la scène et celui qui regarde.
L'oeuvre du groupe Noir Limite frappe trop souvent la représentation d'inintelligibilité des rapports topographiques pour pouvoir figurer dans le domaine pornographique classique, mais ce faisant elle compromet le regard du spectateur dans l'intimité du délire des corps, et recherche des équivalents visuels non des représentations mais des sensations de l'étreinte sexuelle. Telle est à la fois son innovation et la raison de sa malédiction. Mais aussi une oeuvre vaut autant par elle-même que par son titre et sa signature. Que le nom d'une femme soit compromis entre celui de deux hommes dans une oeuvre qui montre ça, dominant en le signant ce lien auquel il ne lui est encore permis que de se soumettre est toujours très mal vu, au point qu'il se pourrait bien que ce soit cette maîtrise irruptive qui ait rendu si longtemps ce corps à corps invisible.
Enfin dans cette persévération sérielle d'un même sujet sans doute ce qui est particulièrement troublant demeurent les trois temps distincts dénotant des points différents. Violence de Trémorin, picturalité de Chevallier, tendresse subtile de Bélégou, trois manières de prononcer la dérive d'un sujet inqualifiable pour et dans la lisière qui le constitue par approche autant que par désagrégation.»

Bernard Lamarche-Vadel, Corps c'est noir, Septembre 1989.

 


« << S'attacher à cette matière du corps, là où nous ne pensons plus au-dedans de nous>>, c'est ce que tentaient d'exprimer les trois jeunes photographes Jean-Claude Bélégou, Florence Chevallier, Yves Trémorin dans leur très belle série de photos noir et blanc <<Le corps à corps amoureux>>. Noir Limite, le vocable sous lequel ils se sont regroupés en 1986 fut peut-être prémonitoire, car plusieurs institutions ont jugé que leurs photographies dépassaient la limite du montrable et les ont censurées. Une bonne raison sans doute pour Bernard Lamarche-Vadel de proposer leur exposition à La Base et de lever ainsi une censure incompréhensible de nos jours.
L'érotisme de ces photographies, où des corps de couples hétérosexuels mettent à nu leur désir, est pourtant voilé de toutes les subtilités des jeux de lumière du noir et blanc. La pornographie crue des magazines serait-elle plus acceptable dans la mesure où elle concerne toujours un autre que soi? Ici l'identification est probable, ou, du moins, concevable. Que ce soit dans la tendresse des jeux de mains pétrissant les formes féminines des photos de Bélégou, ou que ce soit dans les images plus violentes, parce que plus exhibitionnistes, des gestes sexuels soumis à notre regard par Trémorin. Ou encore dans la description plus distanciée de l'acte amoureux par Chevallier, car les scènes sont prises dans un miroir recouvert de gouttes d'eau, écran qui poétise et sculpte les corps. La connexion du désir avec le mental est alors plus explicite - le sexe comme l'art n'est-il pas surtout cosa mentale? Là se tient peut-être la faille de la photographie concernant la représentation de l'ineffable attaché au rapport amoureux, alors que celle-ci peut être merveilleusement rendue par la peinture.»

Anne Dagbert, Noir Limite à la Base, Art Press n°141.

 


«(...) Le groupe Noir Limite met en scène une imagerie paroxystique de la sexualité, détruisant ainsi une autre mythologie : celle de la fusion amoureuse. Ni tendresse, ni caresse : l'acte sexuel est violence, choc des corps, duel à mort des amants. Chez Jean-Claude Bélégou, des mains masculines s'accrochent aux ventres féminins, masquent les yeux, pressent durement les seins. Une bouche retient un cri, un cou se tend à se rompre, une sueur de douleur autant que de plaisir, nappe un corps révulsé dans le noir. Plus brutal encore est le corps à corps dans les photographies de Florence Chevallier : à travers l'écran brumeux de vitres pluvieuses, les corps s'enlacent pour mieux s'attaquer, se prennent et se désarticulent. Ici, point de visages : des torses crispés, arc-boutés, des chairs emboîtées, des sexes érigés. (...) Il est un point sur lequel il convient de s'interroger  : la perte du visage. Chez le groupe Noir Limite, c'est l'ombre noire qui happe les corps, dévore les formes, enténèbre la figure humaine...»

Dominique Baqué, Le vide, et le noir, et le nu, La Recherche Photographique n° 11, Décembre 1991.

 

 

MANIFESTE FONDATEUR NOIR LIMITE - JANVIER 1986 :


La photographie est affaire de surface, d'apparence, de donné à voir.

S'attacher à la surface des choses - la peau, à fleur, dénudée, tendue, vive, à vif.


S'attacher à cette matière du corps, là où nous ne pensons plus à l'intérieur de nous, là où ça fond entre nous et le monde,

là où la surface se met à nu, où l'oeil dérive sur les formes, s'enfonce dans les plis, commissures, dévore ce qu'il touche,

où s'offre la fragilité de ses limites, - limites du dehors et du dedans, de la peau et des entrailles,

là où elle se met en péril et met notre extériorité en crise, en désir.

Ce qui est douloureux dans la proximité c'est la distance qui demeure. Remuer notre chair, le seul monde, seul réel des corps.

Crever la surface du corps.

Crever la surface.

Crever le corps.

 


Second manifeste dit de Riva-Bella le 6 Décembre 1987 NOIR LIMITE :

Vendredi 27 Novembre nous devions inaugurer à la Maison de la Culture de Bourges l'exposition « Corps à corps « dont vous voyez les pièces ici rassemblées. Cette exposition n'a pas lieu, annulée la veille par la direction, solidaire dans son ensemble, de la Maison de la Culture de Bourges avec laquelle, pourtant, un accord pour cette présentation avait été conclu il y a onze mois.
Cette exposition a été censurée. Censurée au nom de «la prudence devant le réalisme de certaines photographies». Censurée au nom de la crainte de «choquer des enfants et des personnes âgées». Censurée avec <<libéralité>> puisque l'on nous demandait, ni plus ni moins, d'enlever 25 des 60 photographies présentes... Censurée dans une des douze Maisons de la Culture sensées mener une politique pilote de création, une politique audacieuse, ouverte, prestigieuse, libre. «Prudence devant le réalisme de certaines photographies»... Peut-on après Baudelaire, après Bourdieu, après Barthes parler sans mauvaise foi un langage aussi naïf ? Invoquer mille raisons pour censurer, et sa libéralité personnelle en même temps... La censure ne s'est-elle pas toujours abritée derrière la prudence, le souci de protection? Ne se fait-elle pas toujours au nom des autres? Ce n'est pas là la moindre de ses hypocrisies. Aujourd'hui où le préjudice est porté à nos oeuvres, à nous-mêmes bien sûr, mais aussi à ceux qui sont associés avec nous dans cette opération : Photographies And Co, La Direction Régionale des Affaires Culturelles de Haute-
Normandie, la Ville du Havre, le Centre d'Action Culturelle de Montbéliard. Au public enfin. Nous oublions : la Direction de la Maison de la Culture de Bourges a aussi évoqué, pas très longtemps d'ailleurs, pour nous la possibilité d'une salle close voire de photographies enfermées dans le bureau du directeur.
Voici les faits. Nous voici qui devons faire vivre ces oeuvres contre la censure, qui devons informer, réagir, empêcher que le silence n'accompagne l'interdiction, qui devons par-delà le choc continuer à créer et communiquer. Nous voici qui nous interrogeons sur ce qui peut faire dans une société permissive que l'oeuvre d'art puisse choquer au point d'être refoulée. Sur ce qui a pu faire écrire au quotidien local (le Berry républicain) «Noir limite passe la limite.» Or leurs limites, faut-il le dire, ne sont pas nôtres. Noir limite est le noir de la matière photographique, cet attachement à la réalité de la photographie, le noir d'une certaine vision du monde, un retour à l'homme, la souffrance, la jouissance, le tragique, à la subjectivité, à une tradition esthétique. Le retour au corps au-dedans à l'intérieur. La simultanéité de profondeur de la surface de la peau et de celle de la photographie. Une surface, une matière à vif, à nu, une surface qui dise ses entrailles. Noir Limite est le refus de la naïveté
moderniste et le dépassement de la déconstruction conceptuelle. Limite n'est pour nous que tangente, risque, fil tendu vers la construction d'une oeuvre. Ce qui sépare n'est pas ce qui ferme. Noir Limite est donc, pour parler franc, un concept intellectuel et artistique qui vit au travers de nous trois, notre confrontation, notre affection, nos manifestations. Les limites dont nous parlons sont fragiles, en crise, en désir. Elles ne sont pas des frontières. Ce travail sur le « Corps à corps amoureux » qui a été censuré nous le menions ensemble depuis deux ans, depuis la création du groupe et son manifeste. Ce sujet, cette matière, s'est imposé à nous comme continuation de nos travaux antérieurs sur le corps tels que nous l'avons évoqué tout à l'heure. Comme sujet limite, puisque transcendant ; comme rapport à la photographie même, corps à corps avec le réel, le monde, la durée, l'autre ; comme rapport au désir, aux conflits primitifs de l'homme là où il se met le plus en péril : dans son rapport à l'autre, son rapport amoureux, sensuel. Noir Limite n'est pas un groupe d'Avant-garde car les Avant- Gardes sont d'hier, de la modernité. Noir Limite n'est donc pas un groupe totalitaire et à l'intérieur de cette sensibilité commune nous avons chacun construit notre oeuvre en continuité de nos originalités, nos histoires. Florence Chevallier a continué de questionner l'autoportrait en y faisant entrer l'autre, en demandant comment passer de soi à l'autre, cet autre qui précisément est évacué par
définition de l'autoportrait. Comment photographier soi et l'autre, c'est à dire où s'arrête pour l'artiste soi? Androgynie brouillée, maculée, métaphore intemporelle et impureté du mélange.
Yves Trémorin a photographié un couple dans le rapport sexuel, dans l'objet du désir, formalisant toutes ces images imprécises et interdites de l'inconscient collectif. Retour obligé à une animalité constitutive de l'homme. Travail
sur l'acte, acte photographique en coupes instantanées, précises. Jean-Claude Bélégou a travaillé dans une intériorité à ce corps à corps, parlant du désir. S'incluant dans l'image au-delà même de ce qu'il est convenu d'appeler «camera subjective», questionnant le rapport au modèle, l'acte de création dans son déroulement et la relation à l'autre dans son intériorité.
A travers ses expositions ( Noir Limite en 1986, le SITI en 1987, cette création) ses performances (Chambre Noire à Mont Saint Aignan en 1986 ; les 30x40 à Paris) ses publications (Manifeste, Caméra International cette année) Noir Limite s'est bâti une histoire originale dans un milieu, la photographie, où l'on n'est guère habitués aux groupes d'artistes.
La construction d'une oeuvre est de toute évidence et de façon incontournable au centre de nos préoccupations. Une oeuvre est une radicalité, une pensée, une construction, une réalisation, une cohérence.
Vous comprendrez cette foi, cette blessure que nous avons ressentie par cette interdiction, notre volonté que malgré la censure cette oeuvre vive.

 

 



3° MANIFESTE NOIR LIMITE dit du Mt St-Michel lu à BUSTO-ARSIZIO, Italie Septembre 1990 :


L'exposition que vous voyez accrochée aujourd'hui au Palazzo Cicogna est la version édulcorée, expurgée, censurée que la Municipalité de Busto-Arsizio a choisi de vous présenter, au prix de multiples pressions exercées sur nous avant et au moment de l'accrochage.
Sur les 116 oeuvres que nous avions encadrées, 88 seulement ont pu trouver leur place sur ces cimaises. 28 n'ont pu être accrochées taxées de profanatrices ou irréligieuses, accusées d'obscénité... ou par << manque de place >>. 6 images ont également été effacées par un habile montage des vignettes du carton d'invitation. La vidéographie réalisée l'an dernier lors de la performance NOIR LIMITE dans le choeur du Prieuré du Havre-Graville a été refusée dans l'exposition pour les mêmes motifs. Censure subtile, insidieuse, dangereuse puisque
déclenchée par l'article dilatoire de La Luce, elle s'est faite par des pressions intolérables allant jusqu'à modifier le libellé du contrat d'exposition le jour même de l'installation! Cette censure n'est pas seulement comme toute censure une lâcheté, une privation de liberté, une vexation et une bêtise, elle est aussi un profond contresens sur la signification de notre oeuvre.
Elle n'est toutefois pas la première qui s'exerce sur NOIR LIMITE; L'exposition << corps à corps >> avait été annulée en 1987 à la Maison de la Culture de Bourges en France.
Parce que l'oeuvre NOIR LIMITE ne cesse de parler de l'Homme, de l'Être, de l'âme en la chair, de leur violence, elle suscite autant d'effroi que d'attirance et de respect. C'est donc du sens de l'oeuvre NOIR LIMITE dont nous voudrions vous entretenir maintenant. cela seul vous importera autant qu'à nous. Quant aux censeurs laissons les à leur médiocrité, tout en demeurant vigilants aux privations de liberté dues aux fanatismes de toutes sortes. Du noir, de la noirceur.
Que photographient Florence Chevallier, Yves Trémorin, Jean-Claude Bélégou? Des corps, des corps fragmentés, déformés, mouvementés, accouplés, voilés, mouillés, enterrés, brouillés, maquillés, extasiés, paroxystiques, des corps dans leurs limites suprêmes autant à vif que morts, autant en jouissance qu'en déperdition, emmêlés, extirpés dans leur existence nue.
Des corps à la limite du dehors et du dedans, en une vision quasi endoscopique, à la surface ténue de leur peau, avec une précision fréquemment de chaque pore, chaque goutte d'eau, chaque structure des membres.
Corps d'hommes, de femmes, corps au-delà d'eux-mêmes, corps habités, corps de chair, vies écartelées entre les deux abîmes de l'amour et de la mort. NOIR LIMITE photographie des âmes, photographie l'Incarnation, c'est-à-dire la présence de l'âme dans la chair, la violence de l'âme et celle de la chair, la violence de l'être. Une oeuvre qui par delà des décennies de << modernité
>> qui ont renié l'Homme et le monde ramène la question, sur le devant de l'art, de l'existence. NOIR LIMITE invente une nouvelle esthétique donnant tout son sens à la réflexion phénoménologique, une dialectique de l'interne et de l'externe, du dehors et du dedans, de l'être et de l'apparence.
Car qu'est-ce que photographier si ce n'est que figer des apparences? Mais ces apparences parce qu'elles sont prises dans leur dernière extrémité livrent leur intériorité, le sentiment intérieur de l'être, l'esprit. «Rien n'est plus profond que la peau» écrivait comme à propos Nietzsche. Une oeuvre qui parle de la violence d'être, une oeuvre de la dissolution des apparences, du heurt de la lumière et des ténèbres, une oeuvre noire, une oeuvre qui interroge le sacré, une oeuvre de la noirceur des cieux, de la déréliction, de la confrontation de l'homme et de l'artiste à sa destinée. Cette noirceur de la matière, cette noirceur douloureuse de la lumière, qui est celle des tirages ici accrochés est ailleurs que dans un pessimisme du quotidien, du jour le jour, elle est dans la somptuosité des oeuvres autant que dans la douloureuse inquiétude d'être.
Elle est dans la sensualité de la matière, la sensualité des corps, la sensualité des oeuvres car c'est de la palpitation, de la respiration, du souffle de l'être dont il s'agit.
C'est-à-dire photographiquement NOIR LIMITE s'attaque à ce paradoxe : comment photographier le noir, l'absence de lumière, le néant alors que la photographie est précisément empreinte de la lumière réfléchie par les corps. Le dedans dans les apparences.
C'est de ce paradoxe, de cet écartèlement esthétique que brillent ces oeuvres mystérieuses et aussi souvent qualifiées de mystiques que d'érotiques! la renaissance de la tragédie.
Quinze séries sont ici accrochées réalisées par leurs auteurs entre 1985 et 1989, et desquelles environ huit images par série ont été retenues à l'origine par nous comme étant ce que nous considérons comme l'essentiel de notre travail.
Le << corps à corps >> et << la mort >> ont été menés en commun, c'est-à-dire en confrontant au fur et à mesure nos réflexions et nos images pour aboutir à une exposition commune. D'autres séries :
- les << corps froissés >>puis les << visages froissés >>, << la chambre close >>, d'Yves TREMORIN ; - les << autoportraits corps >>, les << autoportraits visages >>, les << visages tombeaux >> de Florence CHEVALLIER ; - les << nue voilée >>, les << douches >>, << la mort de l'autre >> de Jean-Claude BELEGOU ; ont été créées indépendamment mais toujours confrontées, elles sont accrochées ensemble pour la première fois. En quoi est-ce que ce travail sériel est-il le pendant de la noirceur de l'oeuvre? En tant qu'il est précisément le mode de la tragédie, c'est-à-dire des unités de lieu, de temps et d'action (ou si l'on veut de sujet) qui président à ces créations. Mais encore car il est un travail en dehors de
l'anecdotique, en dehors d'une situation concrète, quotidienne : les corps sont figés dans l'obscurité d'une mise en image qui les isole de tout cadre événementiel, temporel, conjoncturel. Les corps sont épinglés dans la confrontation essentielle à leur Destin, comme autrefois le destin était incarné dans le Choeur antique de la Tragédie. Or s'il y a tragique c'est parce que le destin offre toujours ces deux traits d'être obscur, sibyllin d'une part d'être contradiction, tiraillement, écartèlement d'autre part. Le destin en impose et l'homme se déchire. Le travail en série, incarnation obsessionnelle et inlassable - tel n'est-il pas le destin de Sisyphe? - travail qui transcende l'objectivité photographique, est un travail sur le sacré en l'homme transcendé, lui-même divin, ramené aux origines et aux fins. Aussi a-t-on pu parler de séries mythologiques et de << retour des dieux >> à propos de ces photographies. Car loin d'être une photographie réaliste, même quand elle est au plus précis et au plus proche des corps, tout en abordant parfois les corps dans ce qu'ils ont de plus cru, de plus humain, cette photographie est surtout tragique et mythique. Et que l'amour, la jouissance, la douleur, le désir, la mort, la déchirure, la perte charpentent la destinée de ces oeuvres ne fait que nous ramener à la grandeur des conflits premiers de l'être, aux conflits de la destinée de la vie. Ainsi l'art renaît-il en l'Homme, telle une Renaissance de l'homme face à lui-même, être de chair de sang et d'esprit, de sexualité et de mort, d'éternité et d'éternel recommencement en l'âme. L'interdit. Or de toute évidence l'oeuvre NOIR LIMITE suscite un malaise. Malaise qui peut aller jusqu'à susciter la censure,
que cette censure soit brutale, insidieuse ou passive... Et quand bien même l'oeuvre suscite en même temps une indéniable fascination. Car cette oeuvre se construit sur une corde raide, un fil tendu au-dessus des abîmes, car elle met en jeu l'intimité de l'être, sa vérité, sa fragilité, car elle met en scène l'interdit - la sexualité, la mort - dans une approche qui toujours les désigne pour ce qu'ils sont : des interdits, loin des imageries modernes de la bonne conscience, du déni des tabous, loin de toutes ces images qui font «comme si de rien n'était». Comme si de rien n'était de l'amour et de la mort, comme si de rien n'était des interdits qui leurs sont inhérents, comme si ce n'était pas toujours du sacré dont il était question.
Ce que ne supportent pas les censeurs, ce n'est pas l'image d'un sexe ou d'une madone, c'est que cette image donne à penser la violence des conflits qui les habite, que cette image ne fuie pas dans les facilités et les futilités de la duperie, de << l'humour >>, de la distance polie, voire même de l'éxcès de bon ton, qui sont ceux des conversations et des oeuvres modernes, mondaines. Ce que ne supportent pas les censeurs c'est cet abîme de la proximité et de la distance, ce face à face sans fuite où le problème spirituel - serait-on tenté de dire le problème moral lui-même n'est jamais évacué, est sans cesse présent dans l'esthétique de l'oeuvre. Car c'est bien d'oeuvre et d'esthétique dont il s'agit!
Autrement dit NOIR LIMITE quand il donne à voir une image de la sexualité ou de la mort ne détruit pas les tabous, ne les suspend pas même : il les désigne, les photographie. Car l'homme est immensément demeuré présent, maintenu dans son intégrité, respecté, même objet d'un désespoir.
Autrement dit NOIR LIMITE vise, atteint l'être en l'homme, l'esprit en la chair, l'interdit dans le corps. Puisque ce ne sont pas tant la sexualité ou l'existence ou la mort qui sont représentés que le sentiment intérieur de l'un ou de l'autre, et pire le mélange indissoluble de l'un ou de l'autre.
Que ceci soit mis en image dans une esthétique, une photographie violentes, passionnelles, mais aussi infiniment précise, d'une précision toute photographique mais où la photographie elle-même se trouve subvertie vers sa limite, celle du noir, du << rien à voir >> voila ce qu'ils ne peuvent supporter : d'être confrontés à l'image de leurs conflits, de leurs désirs, et de leurs noirceurs.
Ce que c'est qu'être. Que cette oeuvre se différencie entre trois auteurs à la fois indissolubles et différents, voila qui en met d'autres mal à l'aise... Que cette photographie soit et dise présence au monde, vérité optique, incarnation de l'invisible, voici qui les achève. Car l'oeuvre ne résout rien, n'affirme rien, elle ne fait que ressasser et raviver les plaies éternelles. et les espoirs éternels. L'art est à l'extrême opposé de la culture, et de la communication, de la médiatisation ; l'art n'existe que dans le vertige, le sublime. Le vertige de l'art et le vertige de l'être ne sont qu'un. Ce sont ceux encore du néant. Ainsi prend sens le travail de Florence Chevallier, travail d'autoportraits où règne avant tout la perte de l'identité, la néantisation de soi. Maquillée, travestie, décapitée, bougée, reflétée, brouillée, corps mêlés indicibles du corps à corps, l'artiste donne de soi une image disloquée où s'impose l'incapacité de l'être à former une totalité intégrée à soi, au
monde, et aux autres. Détresse d'une comédie déchue, démultiplication des images contradictoires d'elle-même (les visages) ce sont les questions de l'identité et de l'unicité qui sont posées, jusque dans le cérémonial religieux de la mort. Dialectique de l'harmonique et du dysharmonique.
Ainsi se construit le travail d'Yves Trémorin, syncopé à l'extrême, méticuleux, précis, frontal, où les corps sont tour à tour surfaces miroitantes, si lisses (la chambre close, le corps à corps) que se lit leur déchirure imminente. Ces déchirures de corps, de visages sont au coeur des froissés, mais c'est également la photographie qui est atteinte pour être sauvée dans ce geste intégrant et dépassant l'iconoclasme de la modernité. Travail sur ceux qui lui sont proches, sur la vérité des êtres génériques (la mère, la chambre close encore) pris dans une vision frontale, détachée, violente. La chair prise entre un regard froid, répulsif parfois, et une fascination oculaire. Et tour à tour pénombre et silence. Ainsi procède le travail de Jean-Claude Bélégou, corps dissout mais intact de souillure, aux contacts des éléments mythologiques : l'eau, la terre, l'air. Images du tourment délicieux supplice de la chair, corps idéalisé, mystique, chair animée de souffle et de dernier souffle, de désir d'un monde plein dans le constat d'une vacuité insoutenable. image de l'écart à l'être, de la distance insoutenable qui nous sépare de l'être senti jusqu'au plus profond de la peau. Etre inaccessible, voilé ; mutilé, blessé de lames mutilantes, coupantes (l'Eau) lèpre sur le corps divin, tension déchirée de l'abîme de soi à la perte de l'autre. Construire un territoire On comprendra aisément alors les raisons de l'existence
de NOIR LIMITE en tant que groupe d'artistes, traversés de mêmes inquiétudes et pourtant chacun délibérément original et unique. NOIR LIMITE est un groupe non-moderne entendez par là au-delà de la modernité et des post-modernités - ni groupe tyrannique (comme le furent ceux des Avant-Gardes) ni groupe d'opportunité (comme
il en est tant) mais cohésion d'esprit artistique, c'est-à-dire esthétique et philosophique. NOIR LIMITE ayant pour fonction de construire le territoire d'une oeuvre nouvelle, d'une photographie nouvelle en conflit avec des modes dominants dont on ne saurait trop dire la superficialité voire la mondanité, vit par l'extrême exigence artistique qui l'anime et la nécessité de bâtir une oeuvre envers et contre tout.
Groupe d'artistes, de photographes - ni artistes utilisant la photographie << de l'extérieur >> ni photographes-plasticiens - qui poussent la photographie dans ses limites extrêmes en voulant lui donner son expression ultime : celle de l'être là.