Jean-Claude Bélégou La revanche de la chair DE MODERNES ODALISQUES (2001/2004)
Parallèlement au Déjeuner sur l'herbe "outside", le sexe des anges "inside" aurait pu tout aussi bien se nommer discussions byzantines ou modernes odalisques. Au plus près de la chair, dans une approche contemporaine du corps très directe, n'éludant ni le désir ni la dimension sexuelle du corps, mais aussi une approche toujours soucieuse de la lumière, l'espace, la couleur....
La série est créée au Château d'Eau, à Toulouse, en juillet 2009.
Tirages jet d'encre pigmentaire 60 x 60 cm réalisés par l'artiste d'après originaux argentiques numérisés.
Le sexe des anges, discussions byzantines.
« S’il se vante, je l’abaisse ;
s’il s’abaisse, je le vante
et le contredis toujours
jusqu’à ce qu’il comprenne
qu’il est un monstre incompréhensible »
Pascal, Pensées, 121[1]
Je ne suis pas un humaniste
L’homme est celui qui est capable du Stabat mater de Pergolèse mais aussi des défilés nazis sous l’ordonnance des musiques de Strauss ou Wagner ; de la Jeune fille à la perle de Vermeer mais aussi des guerres où l’on tue, pille, viole, torture ; de la prostitution, de l’esclavage ; de la sublime écriture dilatée de Proust mais aussi des tortures et humiliations de la prison d’Abou Graïm ou d’Auschwitz ; de la géniale invention de la roue mais aussi de l’utilisation de cette même roue pour supplicier ; de Tristan et Yseult mais aussi du sordide qui hante le quotidien de tant de couples ; de la philosophie généreuse d’un Rousseau mais aussi de la Terreur…
L’homme n’est en soi en rien vénérable, il est ce monstre hybride de corps et d’esprit ; de chair, de pulsion et de raison ; toujours entre deux sièges, toujours finalement au service du pire : de la jouissance des instinct.
Tout être vivant cherche la jouissance ; les luttes pour le pouvoir, la gloire, la renommée, la richesse ne sont rien d’autre que la lutte pour la jouissance, sexuelle in fine.
Tout le reste n’est qu’habillage, déguisement, élaborations secondaires, subtiles stratégies et tactiques. Si l’homme a triomphé, si il a imposé sa loi à la terre, aux animaux, à son environnement, au reste du monde vivant et inanimé, ce n’est pas seulement par sa culture et sa brillante raison, c’est aussi par son extraordinaire agressivité, par sa cruauté débridée.
Il n’a pas dominé parce qu’il était le plus raisonnable mais parce qu’il était le plus violent, parce qu’il a mis sa raison au service de sa violence, parce que son intelligence a toujours été davantage au service de sa perversion et de ses crimes que de son élévation. Parce que sa raison a toujours été au service de sa recherche de jouissance.
Ce n’est pas en dieu que l’homme a trouvé la meilleure expression de son image mais en diable. C’est toujours dans la partie droite du Jugement Dernier que le peintre se plaît à développer le plus de plaisir, d’application, d’imagination – et Van der Weyden ne fait pas exception.
Nature contre-nature, hiatus dans le monde vivant, l’homme est la monstruosité accomplie.
Au milieu de ce terrible tableau, j’ai longtemps imaginé que les femmes sur terre étaient l’incarnation des anges. Victimes face au bourreau machiste. Celles par qui la rédemption était possible – et les hommes – le genre masculin – des diables.
J’ai longtemps cru aussi que le bonheur était possible en se tenant aux marges du monde, des ambitions, des rivalités, des pouvoirs, des mondanités.
En se tenant dans le secret de l’intime, dans la force de l’amour, dans le sublime de l’art.
Pour l’amour la vie a eu raison de mes illusions, avec ses violences, ses déchirements, ses haines, ses mesquineries. Nous sommes incapables d’aimer et autant d’être aimés. Il faudrait pouvoir ne rien demander, ne rien attendre, ne rien refuser, pouvoir laisser l’autre en-dehors de soi, quand le désir, qui toujours se mêle à l’amour et lui donne son énergie, fait que nous n’aspirons qu’à l’absorber, le détruire, à le perdre et nous perdre, à détruire la discontinuité de deux êtres.
Il faudrait pouvoir aimer sans désirer, être capable de désintéressement.
Or il est ainsi que l’amour n’est absolu que s’il débouche sur la mort (Othello, Roméo et Juliette, Manon Lescault…) parce qu’il n’y a que par la mort que nous pouvons résister à la corruption de l’amour, à sa lente ou brutale dégradation nécessaire inéluctable.
Nous ne sommes rien contre le temps.
Il n’y a pas de rédemption possible
Nous sommes incapables d’absolu (comme nous sommes incapable de paix, de bonheur, d’harmonie) et nous n’aspirons pourtant qu’à cela.
La plus sordide jeune fille, le plus grossier et imbécile jeune homme rêvent aussi du « grand amour », quand même elle serait évidemment incapable d’aimer seulement un chat, de donner avec désintéressement seulement une poussière d’elle-même.
Toujours nous sommes rattrapés par la violence.
Quant à la culture la plus raffinée, quant à l’art, même si art et culture ne se confondent pas, ils n’échappent ni à la violence ni aux bassesses. Le monde de la culture est ni plus ni moins sordide que le reste : même luttes de pouvoir, mêmes délirants orgueils, mêmes forces de l’argent, mêmes servitudes, mêmes exploitations de l’homme par l’hommes ; Michel-Ange, génie sublime sûrement, mais quand même au service de la jouissance de Jules II.
L’art dès lors oscille depuis toujours entre l’imaginaire, le fantasme d’une rédemption (Pergolèse, Vermeer, Chateaubriand) et la sordide et inutile répétition du vulgaire.
Mais aussi à tous moments il est menacé de se dissoudre dans l’académisme, le pompiérisme, la flagornerie, la bouffonnerie, la superficialité, bref la vulgarité.
Même la violence dans l’art (l’Enlèvement des Sabines, les Massacres de Scio, le Radeau de la Méduse…) peut y être rédimée.
L’imaginaire d’une rédemption est au moins celui d’un sens, d’une totalité suffisante, d’une valeur. Or au biologique, et la vie humaine ne fait pas exception, il n’y a pas de sens, si ce n’est celui de la croissance, parce que le biologique n’est pas le logique.
Pascal a raison : « Quelle vanité que la peinture où on admire des copies dont on n’admire même pas les originaux » mais il ne comprend rien à l’art, les copies valent mieux que les originaux, elles les transcendent.
Nous résigner au non-sens, voilà ce dont nous sommes incapables.
Car la raison a aussi produit en nous cette étrange perversion du sentiment : le narcissisme. Narcisse résume le naufrage de toute l’humanité. Écho est la voie que nous ne pourrons jamais prendre.
Il n’y a pas de progrès il n’y a que de l’extension, de la croissance, terme cher aux économistes et pas seulement aux biologistes.
Nous sommes voués aux « terribles passions humaines » (Van Gogh) et ces passions sont autant destructrices et sordides que grandes, utiles et généreuses.
Les terribles passions humaines
Je photographie les « terribles passions humaines »
je les photographie en moi. Je photographie le sexe des anges, autant dire : rien..
« Trop intime » me disent mes contradicteurs. C’est comme si ils disaient « Demeurez superficiel ! ».
Trop intérieur, trop en dedans des choses, de la chair, de la conscience, du désir ; c’est comme si ils disaient « Distrayez-nous de la réalité des choses » ou « Tenez-vous en aux apparences, ne déshabillez pas la réalité ». « Ne la mettez pas à nu, elle nous fait honte à voir ! »
Ils préfèrent les figures abstraites, elles leur sont moins compromettantes.
Ils veulent demeurer aveugles.
Jean-Claude Bélégou, Le Havre, Octobre 2004.
[1] Pascal , Pensées, éd. Michel LeGuern, Folio classique, Gallimard 1977