Jean-Claude Bélégou photographie et autobiographie ERRES/Vers le Grand Nord (1992/1994)
Lauréat du Prix Villa Médicis Hors Les Murs décerné par Le Ministère des Affaires Étrangères en 1992 c'est le choix d'une lente et solitaire déambulation vers le Grand Nord, depuis longtemps rêvée.
C'est un long séjour de création en Scandinavie en 1992 /93, durant lequel l'autoportrait est cette fois confronté au paysage et à son inscription dans le paysage. Éprouvante autant qu'enthousiasmante épreuve, physique et mentale, d'un abandon sans retenue ni filet, à la nature, d'une interminable et lente dérive.
L'exposition ERRES/Vers le Grand Nord comprend une centaine de tirages d'un mètre carré réalisés par l'artiste, elle est accompagnée de la sortie d'un second numéro des Cahiers de la Photographie que Gilles Mora lui consacre.
L'exposition est créée simultanément dans trois lieux de la ville de Caen : FRAC de Basse-Normandie + artothèque de Caen + Centre d'art d'Hérouville Saint-Clair .
(avec l'aide des Instituts Français d'Europe du Nord ; de l'Association Française d'Action Artistique ; du Conseil Général et de l'Office Départemental d'Action Culturelle du Calvados ; de la DRAC Basse-Normandie ; De la Région Basse Normandie ; de la Caisse des Dépôts et Consignations ; de la Ville d'Helsinki et de l' école d'art de Rouen)
École d'art, Roue ; Nokkia Building Cabble, Helsinki.
tirages 75 x 115 cm associés en triptyques ou diptyques
La lente ascension du fjord de Narvik, sous le ciel blanchâtre l'eau grise. Au-dessus le plateau aux cents lacs gelés, figés. L'aplomb mourant d'un long cortège de pics à la procession infinie. Enfin, la plaine lapone, quelques rennes, lente et molle aux bouleaux givrés, creusée de longs marécages, répétitive à l'infini.
Ainsi, sept heures pour parcourir ces quatre cents kilomètres, trois wagons bien chauffés, un café bouillant, la vague pensée soucieuse, juste ce qu'il faut d'attention, du paysage.
Je ne suis pas un voyageur.
Je ne pars que par cet étrange goût, mi macabre, mi enjoué et curieux, de m'extirper un peu plus de moi-même et du monde, de me confronter aux délices du pire et du plus juste : à la vérité du vide.
Ce n'est que par violence à mon égard et pour me perdre davantage que je vais ailleurs, et de préférence là où il n'y a plus que la réalité d'une fin, qu'une extrémité du monde et de l'humain.
Je ne quitte mon jardin que pour atteindre à l'acuité de cette perception âpre : être un étranger. Que pour ressentir au plus près cette vérité de notre exclusion et de notre solitude, de notre rejet, de notre place introuvable près des autres et des roches. De notre place introuvable au monde.
Je ne romps avec toute familiarité que pour achever de dissoudre tout semblant indolent d'évidence de notre être-là quotidien.
Que les gens et les choses ne me soient définitivement plus rien, et que je ne les concerne plus davantage, que pour vivre cette exclusion mutuelle.
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Tel est mon nihilisme nomade.
Que rien ne me concerne que vu du dehors et que je ne puisse que demeurer dans cette attitude du dehors, rejeté au plus loin au-dedans de moi, dans une ultime solitude, rejeté de tout confort, y compris celui d'un semblant de paix intérieure. Aux autres j'ai alors le sentiment très violent d'une brisure, d'un éclatement, jusqu'à me trouver au bord de les prendre en pitié et de les haïr.
Il y a deux mois : au milieu de la mer, il me semble respirer, être à mon rythme, et inexistence, glissement, dérive, le sillage lent silencieux du navire me transporte. Eux, je les vois, brûlant sous leurs maillots jonchés sur les transats, abandonnés un peu lâches, essaimés sur les ponts du Ferry immense comme un paquebot. Plus tard, habits de soirée, ils dînent, dansent, l'orchestre joue français. Va-et-vient fébrile. Comme les serveurs sont affairés. Vivre, c'est cela, s'affairer?
Les prendre en pitié, de notre étique condition, et les haïr de leurs faux-semblants : eux qui font comme si de rien n'était, s'y essaient avec tant de peine et d'efforts maladroits, et d'aisance quelque fois, que ceci en est touchant.
Comme si de rien n'était de la mort, de la maladie, de la violence et de la haine en nous, de nos incapacités à aimer, au bonheur, au contentement, bref à la paix. Leur paix, je sens bien que je la trouble.
J'ai renoncé depuis longtemps à leur parler, je ne puis que les plaindre et les aimer, les envier et les détester, les regarder fasciné et les quitter dans une douleur extrême. Comment peuvent-ils ne pas savoir? Comment peuvent-ils à ce point être ignorants? Ou affecter de l'être,- je n'ai jamais su en décider- ? Comment peuvent-ils être si délibérément aveuglés et accepter cette situation là de vivre? Comment peuvent-ils encore croire et adhérer à ce qu'ils sont et font, à leurs petites parcelles de pouvoirs et de savoirs? Ou affecter de croire?
Je ne peux que leur donner une oeuvre.
Je ne pars que pour cette sensation d'être happé, dépassé, dissout par ce déplacement de gare en gare, de ville en ville, de lits trop étroits en chambres trop bruyantes, de couchettes de bateau enfoncées sous les flots en couchettes de train happé par les kilomètres lents et rythmiques. Que pour voir où la civilisation peu à peu se dissout là-bas, au grand nord au milieu de la toundra et des moustiques, du froid hostile et de la nuit incessante comme un couvercle qui ne se lèvera plus jamais. Je ne pars que pour atteindre à ce monde sans hommes, à ces montagnes, ces bois, ces lacs aux sentiers rares.
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Cependant je ne serai allé nulle part, ces montagnes n'auront pas existé, ni les bois, ni les lacs. Il n'y aura eu qu'une traversée fantomatique, toujours ailleurs, jamais inscrit, jamais enraciné, vivant ce voyage à l'exact point où je me regarde le vivre, reconnaître les paysages depuis si longtemps imaginés et rêvés, avoir la confirmation exacte de leur topographie projetée et idéalisée.
Je ne cherche ni une révélation ni un enthousiasme, ni un bouleversement, je ne pars que pour cette douleur enfin juste, douce entreprise d'annihilation, de décervelage, de perte d'identité. Voyageur mutique solitaire, que pour remuer un peu plus le couteau dans la plaie.
Le Grand Nord ne me fascine que pour cette limite franchie du cercle polaire, du froid et de ses jours paroxystiques : incessants et qui glissent l'un sur l'autre l'été, de leur pendant de nuit si longue l'hiver. Pour cette obstinée résistance des quelques hommes qui le sillonnent et l'habitent, nomades ou sédentaires.
Il n'y a aucune plénitude à ces jours. Telle est l'épreuve que je me suis donnée.
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Le chemin grimpe à pic ; l'étage verdoyant, moutons, brebis à clochettes suivies de leurs agneaux, longeant une cascade grandiloquente. Etage des forêts, je suis en nage.
Au sortir de l'étage boisé de bouleaux, les premières plaques de neige. Fourbu. Je vais lentement, je photographie. Aucune crainte de la nuit, il n'y a qu'un vague crépuscule. Le chemin très imbibé et trempé de la neige fondante. Je m' arrête pour dormir sur place entre les arbres. Sol inconfortable et froid.
Lever, café froid, céréales. Prises de vues et marche à nouveau. Le sentier n'est plus que franchissement de ruissellements, petits rus installés dans le creux du chemin même, rivières et cascades. Sur trois cents mètres d'abord le chemin se perd dans la neige puis réapparaît sur des rocs émergés. Sur cinq cents ensuite. Définitivement enfin. Dormi la seconde nuit sur le plat de quelques rochers à nu. Froid et duvet mouillé par la pluie malgré la couverture d'aluminium déroulée. L'imper a protégé le sac à dos et les chaussures.
Sur le versant opposé le bruit sourd de multiples coulées de neige, petites avalanches. Entre les deux, les failles larges sous la couche de neige où l'on voit l'eau affleurer dévaler la montagne.
Rebroussé chemin, trop de neige, crevasses d'eau, plus de repère visible, pas de carte. Parfois j'ai des bouffées d' extase de ces matières, neige, eau, rochers, lichens, et ces lumières brouillardeuses. Quelquefois des bouffées d'ennui et de désespoir. Je suis constamment entre l'enthousiasme et la désolation.
Le temps d'une journée hors de tout et sans nuit réelle est long et lent.
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La solitude est un tel désert, un tel ravage. La pensée alors ratiocine et le langage se perd. La création est un tel désarroi, l'expérience ultime d'une perte. Le saisissement d'une crise, d'une émotion.
L'émotion, parlons-en. Ils leur préfèrent le discours rationnel, l'Ordre analytico-critique. Leur rêve : l'évacuation du sujet, du trop-humain ; leur réalité : le refoulement de tout ce qui peut les attacher de près ou de loin au bestial, au biologique, au mourant, au vital, à l'insignifiant, au pauvre, au misérable, au vivant.
Le misérable il est là, en ces marches, en ces sentiers, en ces nages : marcher, photographier, n'avoir pensée que pour la nourriture à trouver, l'abri où dormir, le chemin où aller, le soleil ou la pluie, les moustiques, le torrent où risquer de se perdre.
(On ne voyage pas pour se retrouver mais pour se perdre.)
La marche ne me porte pas à de hautes méditations métaphysiques, elle me ramène au presque rien : manger, boire, dormir, sentir la force et la fatigue du corps. Elle me ramène au temps terriblement lent et statique.
Désolation de ce chemin qui se perd dans la neige, ivresse d' une infinie étendue chaotique. Ne pas perdre les traces du chemin, trouver le bois pour le feu, la rivière pour laver le corps, sortir du duvet trempé par le crépuscule sans nuit de l'été, bouger les doigts par les cent jours de nuit de l'hiver.
Venir à ces choses humbles et presque humiliantes de notre réel dénuement : aller, marcher sur ces chemins sans but, se perdre mais survivre, marcher seulement, accepter ce semblant de sens du chemin devant soi, souvent presque invisible, vague trace humaine fragile se perdant sous l'herbe, la neige, l'eau, le brouillard. Attacher sa pensée seulement à en deviner les signes, le déroulement, assujetti au poids des roches, des vents, des pluies et se rassurer seulement qu'il y aura toujours quelques lichens à se mettre sous la dent là où personne ne vous retrouvera avant longtemps.
Venir au corps et à la terre, à l'eau et la terre sur le corps, à la lutte du corps, au ravalement et l'exacerbation des sens, à cette terre indifférente au vivant, et à laquelle jamais on ne puisse se reposer ou s'abandonner tout à fait.
Venir à la sensation, l'émotion, la peur, la joie imbécile d'un peu de chaleur, d'un peu de chair vivante comme moi, animale comme moi, croisée. Solitude partagée avec quoi est non humain, inhumain.
La solitude c'est le dénuement à l'extrême de cet erratique voyage, cette absence, cette humilité ingrates. Acculé à la pauvreté de soi. A ressasser ce peu qu'est vivre, et nous attache malgré tout au vivant.
Retrouver le peu dont nous sommes fait, accepter notre impuissance, la nommer, s'abandonner, où tout devient égal, sans but, sans mesure. Accepter un désespoir sans plus de passion.
Je ne sais où je vais, ni si j'ai raison d'y aller, mais je marche. Seulement ne plus se faire d'illusion sur le sens de ce chemin, ou d'un autre. Accepter de renoncer.
Accepter l'humble, le précaire le fragile.
Le silence, le pesant bourdonnant silence, le juste silence de la pensée muette et stagnante, le juste silence hors du bruit des fureurs de pouvoirs et de barbaries, de génocides et de libérations. L'effrayant silence minéral, celui des bêtes, couché en chien de fusil à seulement sentir la pluie froide vous pénétrer malgré le sommeil et n'avoir pas à en parler.
Accepter de se taire et ne pouvoir comprendre, d'être un corps pesant fatigué et qui lutte obstiné, ramené à l'intemporel et à la perte, à une intimité hostile avec le monde.
Devenir ermite où il n'y a plus de transcendance à trouver.
Telles sont les histoires que l'on se raconte dans le délire de solitude.
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Mais partir ainsi est encore marcher sur les traces laissées par d'autres hommes, malgré le temps qui me séparent d'eux. Ces sentiers, semés de cairns, ont été tracés, jalonnés, usés parfois, inscrits dans l'histoire d'autres vagabonds, nomades, sentes de mille ans qui ignorent le progrès mais savent l'obstination. Et pour les hommes choisir de faire oeuvre. Telle est la dialectique de cette perte. Nous ne pouvons aller aux lisières de l'humain que pour en explorer une limite. Puisque ce faisant, je photographie, j'endosse d'inscrire ceci dans l'histoire humaine, je m'obstine à chercher encore le plein.
Penser que l'art n'était plus possible, que cela en était fini, a été l'ultime effroi de ce voyage. Dissout comme le reste, comme le quotidien, le vivant, au plus fort de tout nihilisme. Que tout ceci ne soit qu'un rien superflu au-dedans de l'immense rien de la vie. Après tout, artistes, ne sommes-nous pas que les bouffons de cette danse macabre et cynique? Pourtant j'aime voir les autres ainsi quand ils dansent pour ça : pour se perdre. Et c'est la sensation que j'ai de mon labeur. En art il n'y a pas d'illusion de progrès.
Faire oeuvre c'est faire humble, juste là pour ressasser le vertige de cette extrême vacuité. Pour être au coeur du vertige. Etre à l'essentielle nausée. Ne plus pouvoir fuir. Souvent penser qu'il vaudrait mieux définitivement se taire, ne pas en rajouter. Mais puisque nous y sommes autant chanter notre chant du cygne. La mort n'est pas davantage sensée.
Résister aux cynismes bien portant et bien pensants, aux pouvoirs théoriques et pratiques, aux mille récurrentes totalitaires utopies théoriques, d'autant totalitaires qu'elles prétendent vous émanciper et vous alléger la tâche de vivre, à la démission mentale. Remettre sans cesse les choses sur le tapis, à leur place : l'absurde et non moins présent désir allié à son contraire : la haine. L'homme n'est pas seulement un loup pour l'homme : il est un homme pour les hommes. C'est pire.
Il y a dans les prises de vues une violence intense, à la fois comme conflit avec le monde, le réel, la matière, et comme conflit intérieur. Une foire d'empoigne, une étreinte extrême. Le monde qu'il s'agit d'assujettir à sa pensée et son médium, faire rentrer dans une coïncidence mentale, imaginaire. Conflit intérieur de désir d'un côté, de l'autre d'appétence, et de désespoir, de douleur. Le monde, il faut faire avec.
La création est ainsi un moment ultime, exacerbé de jouissance et d'impuissance, de volonté et de résistance. De heurt, où me prenant moi-même comme matériau d'expérience, je m'essaie à parler de la subjectivité, du mental, du corps, et de l'autre. C'est aussi dans cet effort que se puise énergie et impudeur.
La douleur, l'expérience et la nécessite intérieures, il est de bon ton de les évacuer. Au point où nous en sommes de la débandade il est de mise de se taire, c'est ce qui distingue l'homme moderne.
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Automne, Voie Royale.
Une rivière torrentueuse, un sentier. La lumière décline, s'effondre, et c'est nuit noire. Les arbres nus, le ciel gris, le paysage brutal.
La purée est aussi froide que le café qui est aussi froid que l'eau qui est aussi froide que l'air. Comment travailler et vivre de ce temps là? Le duvet, la tente, tout habillé. Deux degrés ce matin à l'intérieur, sorti enfin la pluie se calmant. Première neige. Depuis le début de l'après-midi je la guettais sur les cimes alentour. Cueillette et régal de myrtilles.
Avec le froid les gestes sont moins précis, un peu gourds. Bivouac givré, l'eau gelée dans la gourde, et les lacets. L'eau ruisselant de la couverture de survie, condensation de la respiration.
Dormi par bribes, régulièrement réveillé par le froid.
Le paysage morne et désert. Je le photographie toujours sous l'impulsion, au premier contact. Au premier conflit. C'est lui ou moi à l'extrême.
Je l'appréhende d'une manière tactile, subjective. Je photographie le paysage comme l'autre. Comme un corps. Avec les mêmes pulsions, avec le même savoir aigu d'une osmose, d'une harmonie, d'une plénitude impossibles. Je le photographie au-dedans de l'herbe, de l'eau, de la marche comme dans un corps. Vision endoscopique. Dans la sensation de la peau et de la pulsion, comme matière, forme et lumière, un monde dans sa réserve, son hostilité et sa dignité. Son extériorité. Son infini délaissement à lui-même, son extrême indifférence. Par bouffées, avant que de retomber dans le plus profond délaissement et m'abandonner à cette non moins perpétuelle présente conscience de la vanité de cet acte.
Comme la sensation de l'herbe, ou de la terre et des algues, ou de l'eau sur soi, ou celle de l'arbre au-dessus de ses yeux, ou du chemin qui se déroule incertain et monotone devant soi. Non comme une vision mais comme une perception à ce point limite de l'indifférenciation du physique et du mental, de l'élan sensuel et de la pensée qui spécule à son naufrage.
Trouble du réel, étourdissement, évanouissement, c'est de cette perte de soi, de cette impossible dissolution, de cette impossible fusion, mais sans cesse visée, de soi au monde dont parlent mes images.
Faire oeuvre de ce vertige, cet abîme, cette perte de connaissance, cette pesanteur, cette obscurité. La création est un exil.
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Il y a une immense joie à résister ainsi.
Une infinie sensation de contrainte fragile à se savoir en ces lieux, premiers et extrêmes, demeurés si intègres. De ces limons, ces plaines, nous naissons, vers ces tourbes nous allons. Monstres biologiques de la vie animale, excroissance d'esprit, bêtes contre nature, compulsives et démunies.
Herbes folles arrachés à notre sol, condamnés à déambuler, grattant le ciel mais se déracinant sur une terre toujours appauvrie, diaboliques destructeurs, premiers prédateurs, spécialistes des fuites en avant.
Cette nature indemne du Grand Nord, je l'ai élue et j'en ai été saisi parfois d'une immense jubilation. Si à certains détours j'ai éprouvé sa menace, jamais la peur n'a eu sa place car je n'ai jamais reconnu l'hostilité ou l'effroi en elle. Il y a des bonheurs certains à jalonner ces plateaux, gravir ces montagnes, y tracer ses pas, s'y couler, se mesurer à ses épreuves. Il y a un ravissement de ce jour unique de l'été nordique où le temps stagne comme une éternité sans relâche et sans repère ; une exaltation à se laisser happer par la rudesse des îles atlantiques où la mer et le ciel sont mêmes. Une ivresse à s'éveiller un matin d'Octobre sous la première neige et l'eau gelée aux côtés de soi.
Il y a une joie inégalable comme une tourmente à abdiquer ainsi sa doucereuse existence d'homme des villes.
Je me suis épris à me baigner dans les lacs, les torrents, et marcher longtemps. Empreindre mes pas dans la neige, m'assoupir sur les couches de lichens, enflammer quelques bouleaux morts.
Admettre mes racines de terre et d'eau, de végétal, me frotter à cette nature sans commune puissance, égale gravité, propre et close et lente qui vous résiste de sa force intangible.
Il y a alors une intimité possible, un renoncement possible au combat, une mesure du peu qui nous sépare. Une conscience du voluptueux glissement, infime nouveau pas à franchir, pour se ramener définitivement à elle, s'y éteindre, abandonner toute velléité, définitivement toute pensée, abdiquer toute volonté, et se laisser définitivement perdre, noyer en elle.
Ne plus en revenir.
Vivant aucune communion n'est possible. Nous sommes voués à nous opposer à nous mêmes, à ce dont nous sommes faits, nous sommes voués à l'autolyse lente et progressive. Ce qu'ils appellent le progrès.
Il y a là à l'infini un hiatus, une brisure entre le naturel et l'humain. Car la nature ne console de rien. Pas davantage que le reste d'ailleurs.
Clivage définitif, heurt imparable entre ces bouleaux chétifs, ces torrents tumultueux, ces mousses gelées, ces mers dans leur permanence imposante et moi qui les travaille, m'en empare, comme savent tellement travailler les hommes, par cette prise au corps de la photographie. Mon combat avec lui pour le soumettre à mes fantasmes, mes sarcasmes, mes obsessions, mes destructions, mes enthousiasmes, mon refus, mes itinéraires tortueux.
Etrangers l'un à l'autre bien que d'une lointaine parenté commune, si lointaine, si perdue, en rivalité, irréductibles l'un à l'autre, bien que cette nature en moi dans ces veines liquides, ces os minéraux, et moi en elle la jalonnant.
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Qu'est-ce alors que ces joies, que ces moments ludiques retrouvés, où à force de pas, à force de froid, à force d' isolement, nous redevenons enfantins, que ces soliloques à haute voix impromptus et hirsutes que ce ravissement à courir sur les lacs gelés, à cueillir dans ses mains les flocons de neige? Si ce n'est la force vitale que nous portons au-dedans de nous mêmes. Si ce n'est cette folie qui nous guette au milieu de nos errements solitaires?
Le ciel est blanc. Grippe. Je me traîne dans la neige, enfiévré. Je suis las. Je voudrais que l'on vienne me chercher. Envie de tout abandonner sur place au milieu de la neige, tout planter là, et moi-même. Saturation de la neige à perte de vue sur les lacs gelés.
Le corps combat de chaud, de froid, du mal au crâne, de la peau sèche autour du nez, de nausées, de fatigue, de nerfs. L'esprit se révolte contre ce temps manqué, ce travail interrompu, cette perte de soi, cette incapacité du corps à répondre aux vouloirs, cette incapacité de l'esprit même à se concentrer sur un vouloir, à décider, à faire, à réaliser, à rendre concret.
Corps ramené sur sa plainte, à s'éprouver dans cette incapacité, cette léthargie, où émerge aussi, comme d'un frottement du corps sur lui-même, un immense désir d'étreinte.
Je me trouve ridicule, ici malade au fin fond de la Finlande.
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Se photographier est alors établir le constat de son erreur, de son impersonnalité, de son déficit, sa disparition.
Je me photographie et je ne me sens plus exister. Je ne me sens plus prendre ni être pris. Ni compassion, ni ressentiment. Il n'y a plus rien qu'un geste qui me désigne à moi-même, me met en joue, s'évertue à chercher quelque intériorité, quelque substantielle densité, quelques bribes d'intelligente présence, d'émoi à la vie. Je regarde ce geste, cette main, ce hublot cristallin, il n'est alors que la volonté impuissante et vide de saisir cette ultime coïncidence de l' acte à la conscience, du sujet à l'objet, de l'autre à soi, de ce bras déjà autre que soi, extérieur à cette sensation diffuse et toute close d'être, qui se borne au for intérieur, à cette bouillie mentale où mon corps est déjà un étranger à mes yeux.
Dissolution où je suis incapable de m'appréhender dans ma totalité phénoménale, à coïncider avec moi-même, à me ressentir. Toute vie est ainsi fermée et coupée d'elle même et des autres. Toute pensée assujettie au langage des autres et limitée à l'exacte distance incoercible à l'autre.
Et il y a une folie à persister se défigurer ainsi. Cependant je travaille avec régularité et persistance à défaut de grand élan moral. Cette obstination laborieuse est sans doute ce qui me préserve du pire, en même temps qu'elle alimente l'imaginaire du pire et s'en nourrit. Il y a une volonté résolument aveugle et résignée à oeuvrer ainsi, sans plus de dessein.
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Röros, au sortir du train, marché jusque vers deux heures du matin. En premier lieu les forêts plus loin un plateau immense, désertique, triste à pleurer sous le vent, la pluie. Col roulé, imper, puis la capuche d'anorak et les gants. Des oiseaux grisâtres au gémissement exsangue, monotone, comme une plainte. Crépuscule rude, glacial. Deux d'entre eux volent de plus en plus bas criaillassant, faisant siffler l'air en surgissant. Frissons. Pas rapide.
De nouveau quelques arbres, bas bouleaux, malingres. J'installe là mon duvet, la pluie a cessé, je me calfeutre tout habillé dedans. Eveil vers sept heures, un peu de bleu au ciel. Moustiques. Vite manger de peu et décamper, marcher. Lendemain, après sept heures de marche, m'endors sur mon duvet à terre. Céréales et confiture. Je me ratatine à l'intérieur.
Je suis à la fois exalté et perturbé de ces marches.
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Dans les toilettes de la gare, je me lave les cheveux, les dents, me rase, sèche les vêtements et le matériel au sèche-mains électrique. Dans cette dernière nuit, l'eau ruisselant au sol entre les haies, je suis devenu éponge sous la pluie drue.
Je dors dans les salles d'attente. Il a neigé encore. Un café chaud au buffet.
Je me préfère nomade en ce voyage : l'espoir d'aller toujours ailleurs peut compenser l'ennui d'ici, de partout, qui ne manque jamais de venir. Un temps au moins.
Voyager c'est devenir absent à soi-même. Il suffit de peu pour s'exclure des hommes, atteindre à la lisière.
Chaque train, chaque bateau vous éloigne un peu plus de vous-mêmes et des autres, chaque ville traversée dissout un peu plus votre identité, car toutes deviennent égales.
Les longs trains de nuit entrecoupent les marches et mettent régulièrement fin à toute velléité indolente d'installation, d'élection d'un territoire borné. Le puzzle, de ce qu'il est convenu d'appeler la personnalité, éclate, se disloque comme la dérive des banquises, à force d'égarements. Ils me renvoient sans cesse ailleurs, plus loin vers le nord, vers d'autres reliefs, d'autres végétations, de nouvelles aires, d'autres éléments auxquels me mêler et divaguer.
Les trains me servent aussi d'ultime refuge.
Dans ces lents trajets nocturnes je retrouve les hommes et un semblant de civilité, d'identité d'espèce sourde et muette, force étant de constater que le fossé sans cesse se creuse, mais non sans cette espèce de contestable faiblesse qui nous pousse à chercher un peu de chaleur contre un autre corps, dans la détresse d'un autre regard, dans la condition d'une autre désolation.
Ces nuits vous hachent un peu davantage chaque fois et font rebondir à l'extrême le désir inéluctable de s'abîmer de nouveau dans l'inexorable solitude. Chaque train ne sert qu'à se dérouter davantage.
Etre sans domicile est de cette façon devenir sans esprit.
Je suis un vagabond.
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Douze heures de marche, douze de sac au dos. Neige molle, quelquefois dedans jusqu'à l'aine, pas facile d'en sortir quand on s'enfonce de l'autre pied, trempé. Nausées. Perdu un long moment le balisage de cairns sous la neige, marché longtemps à la boussole. Eau de toute part. La traversée du torrent entre deux câbles. Failli y rester.
Depuis, je n'ai guère bougé, mon seul déplacement ayant été pour trouver de l'eau.
Jean-Claude Bélégou, texte écrit pour le n°29 des Cahiers de la Photographie Erres, Vers le Grand Nord, Septembre 1993, Ile de Noirmoutiers.
" Jean-Claude Bélégou a longtemps rêvé et préparé son errance vers ces contrées obscures et mystérieuses du Grand Nord : plaines sombres, rudes, terres ingrates et volcaniques, immenses étendues d'eaux glaciales et angoissantes.
Avant même de monter dans son premier train, avant même le premier pas de sa déambulation solitaire sur ces étendues désertées, dans ce temps dilaté, il était parti pour un premier voyage, celui suscité par les mots Københvn, flåm, Bjorli, Ålesund, Tromsø.... Que d'images improbables en attente de concrétisation.
Quand on voyage en somme, on fait toujours un double voyage, un rêve de voyage d'abord, des images inventées et irrémédiablement gommées par la réalité.
Le voyage inventé serait toujours une erreur, la cristallisation fantasque de projections infondées vouées à la perte et à l'oubli.
Comme l'imaginaire amoureux qu'il a exploré dans un autre travail (Les Amants) ; le voyage selon Bélégou est un corps à corps, une même tentation de prendre possession et de se fondre... Désir de fusion absolue avec le paysage, fusion à la fois vécue et distanciée, puisqu'il s'agit, au bout d'un chemin, de garder la trace de cette étreinte là, non pas objectivement, non pas dans le style froid du constat mais sur le mode singulier de l'autobiographie qui en littérature s'évoque mieux en italique.
La trace, garder la trace photographique de cette aventure là, dans un journal intime, la trace ou "l'erre", ce mot désignant à la fois les traces d'un animal et une manière d'avancer de marcher.
Cette histoire est donc celle d'une perte des images initiales abandonnées au gré des points de vue et de celle du photographe lui-même qui dans un immense don de soi tente d'embrasser l'Univers."
Sylvie Zavatta, Directrice du FRAC Basse Normandie.
" C'est d'ombre et d'errance, et de solitude qu'il est aussi question dans ERRES, Vers le grand Nord. Le voyage ici n'est pas exploration enthousiaste, déambulation euphorique, mais <<nihilisme nomade>>, expérience d'une perte à soi et au monde qu'amorçaient déjà les autoportraits effectués lors d'une résidence solitaire à Naples (1990) et les <<micro paysages>> - plantes et fleurs du jardin, petits animaux, allées et puits - commencés dans l'ancien presbytère de Sausseuzemare, lieu de vie de l'artiste (1991). Erres entrelace ainsi en une même <<épreuve>>, voyage, paysage, et autoportrait, le voyage fonctionnant comme métaphore d'une impossible conquête de soi, et le paysage comme analogon d'un affect, d'une passion, d'une désespérance. Mais choisissant l'âpreté du nord contre la séduction latine du Sud, le dépouillement contre l'exotisme, Bélégou endosse une position éthique : celle d'un dénuement, - de la chair comme de l'esprit -, d'une solitude principielle et définitive. De l'interminable jour du soleil de minuit à la noirceur sans lueur de la nuit polaire, l'expérience menée par Bélégou, une fois encore, est celle d'un passage à la limite. Lorsque de gare en gare, de ville en ville, l'esprit s'étourdit, se défait, lorsqu'au contact de la roche dure, du torrent glacé, de la neige et de la pluie, le corps vient à s'abandonner, se dissoudre, et, exténué, n'en plus pouvoir. Non pour demander grâce - il n'est point de grâce dans l'errance - mais pour comprendre, enfin, ce que c'est que vivre, et accepter ce peu, cette ingratitude de soi, des autres, du monde. Comprendre, une nouvelle fois, si besoin était, qu'il n'est point de sens : ni à la route, ni à soi, ni à l'existence. Et de ce deuil du sens, se faire le témoin. Accepter en sa chair l'épuisement sans l'apaisement, en son esprit l'expérience pascalienne de l'ennui et de l'extase, mais sans la Rédemption. Proposer << en somme, un carnet d'errance, un chapitre d'existence >> qui se clôt sur une maxime aux accents stoïciens : << le monde, il faut faire avec >>.
Le voyage de Bélégou en terre nordique est erratique et désespéré."
Dominique Baqué, Art Press n°188, février 1994, Voyages de l'ombre.
" Depuis deux ans, aucune nouvelle de Bélégou. Et puis coucou, le revoilà en vedette solitaire dans le dernier numéro des Cahiers de la photographie. Que ceux qui s'attendaient à le voir resurgir en pleine forme, telle une marionnette euphorique dopée par l'exil mental et amoureux, changent de trottoir. Il est encore plus désespéré. Plus fantomatique. peut-être même un peu plus fou.<<Il suffit de peu pour s'exclure des hommes>> écrit-il ainsi quelque part dans les fjords, perdu entre deux trains qui lui <<servent aussi d'ultime refuge>>. Court-circuit? Comme son titre l'indique ERRES vers le grand Nord n'est pas un voyage balsamique. Plutôt un chemin de croix, dont notre héros ne sortira ni vainqueur, ni vaincu, puisque déjà convaincu, avant le départ, qu'il va afin de se confronter <<aux délices du pire et du plus juste : à la vérité du vide>> Implosion? En un sens, c'est le mot qui semble le plus juste à cette souffrance exaltée qui le taraude, et il marche, et il n'en peut plus, le froid, la glace, l'angoisse. Et il continue à se plaindre, à avancer, tantôt grisé par la banquise et la lumière, tantôt désolé, se jugeant même <<ridicule>> alors qu'il est malade comme un chien (la grippe),au fin fond de la Finlande. Ce qui ne l'empêche pas de tenter encore l'impossible, retourner l'objectif sur lui, comme un revolver sur la tempe, après l'avoir éprouvé impulsivement sur le paysage <<morne et désert>>
<<Je me photographie et je ne me sens plus exister>> Si Jean-Claude Bélégou était moins enclin à décliner ses états d'âme, on pourrait le croire satisfait de cet enfer quotidien, et donc contempler chacun de ses autoportraits avec une tristesse mêlée d'envie. Mais ce nomade <<nihiliste>> a la foi d'un pèlerin, doublée de cette attirance éperdue qu'ont certains photographes face à leur miroir rédempteur. Ne croyez pas pourtant qu'il fait le beau, Bélégou, c'est même le contraire. Se défigure en se dédoublant. S'épanche sans s'épargner. Se venge de ceux, qui, croit-il, ne croient plus à rien. << Comme si rien n'était de la mort, de la maladie, de la violence et de la haine en nous, de nos incapacités à aimer, au bonheur, au contentement, bref, à la paix.>>
Alors, qu'imagine-t-il pour nous sauver du néant (et de notre ignorance), ce fauteur de troubles? Rien. Si ce n'est mimer jusqu'à l'extrême, en son camp retranché, la lente absorption des corps et le déluge des esprits, s'obstinant artistiquement <<à chercher encore le plein>> là où il n'y a pas <<d'illusion de progrès>>. Saint Bélégou?"
Brigitte Ollier, Libération, Coucou, c'est Bélégou, 5&6 Février 1994.
" Du projet d'un artiste, il conviendrait aussi bien de saluer la part de rupture, que celle accordée à la continuité. Chez Jean-Claude Bélégou, celle-ci réside dans l'obstination à inscrire sa personne physique à l'intérieur d'aires particulières. Visages, parlait de la mise à l'épreuve du couple et du corps par la photographie. Aire, cette fois-là sentimentale, plutôt prétexte autorisant la confrontation des surfaces : celles du visage et de son image.
D'une certaine façon, Vers le Grand Nord, les erres d'un Bélégou septentrional, propose une rupture ; d'abord par sa géographie même, par l'aire dans laquelle s'inscrit ce qui se présente clairement comme un voyage photographique. Première rupture, et qui me plaît. Loin des <<méditerranées>> dont se nourrissent les photographies humanistes moribondes (comme si dans cet espace culturellement concassé, la photographie européenne avait mission à s'épanouir, comme si la lumière du Sud justifiait les niaiseries argentiques, par le seul miracle de sa thématique solaire. Et puis quoi de plus réactionnaire que cette internationale du Bassin méditerranéen évocatrice des plus mauvais nationalismes culturels?) Bélégou, lui, choisit le Grand Nord avec lequel a priori, nous n'avons que peu d'affinités. Partir vers le Nord sonne toujours comme un voyage à rebrousse-poil, une décision dont les conséquences promettent à la longue, un dissolution du corps, de la volonté de l'esprit, dans les <<effrois de la glace et des ténèbres>> selon l'admirable titre que Christophe Ransmayr donne à l'un de ses romans. Et dans le Frankenstein de Mary Shelley, autre oeuvre forte s'il en est, à propos des transformations désastreuses du corps, le dénouement final se joue sur les glaces du Pôle. Autant qu'un absolu magnétique, le Nord est une aire de fusion, où se résolvent à hautes cristallisations, les conflits les plus irréductibles.
Sans doute, lorsqu'il dépose son projet photographique dans le cadre d'une bourse <<Villa-Médicis-Hors-Les-Murs>>, Bélégou a-t-il en tête cette mise à l'épreuve du corps, de la volonté, que va lui imposer un parcours dont a priori, il ne sait rien, sinon, justement, qu'il finira par une preuve d'épreuve, inscription physique et photographique de son corps dans une aire nouvelle. Promesse d'une ère nouvelle, pour lui et sa photographie? Confronter le corps aux éléments d'une nature que la latitude septentrionale épure, être attentif à ne pas se perdre, jusqu'à la dissolution, dans le minéral, le végétal et l'aquatique ; accepter pourtant de s'y fondre... Ces enjeux de la marche photographique, on les connaît, on les a déjà rencontrés : sous forme de performance avec Hamisch Fulton ; ou encore en France dans la perspective d'un recensement de l'imaginaire culturel. Mais avec Bélégou, le propos est autre, il dégage une perspective plus simple, plus vitale aussi, presque primitive Ou si l'on veut, romantique : vrai rêve de communion avec la nature, dans lequel pour une fois, libérés des contraintes et des codes sociaux (en particulier du regard des autres), le corps, le visage, la portée de l'effort, s'inscrivent de façon tonique au coeur d'un environnement globalement cosmique. Terre, eau, glace, feu, végétal, minéral, révélés souvent par un coup de flash dans la nuit polaire, s'ouvrent devant Bélégou, plus qu'ils ne lui font obstacle.
Ici le rêve panthéiste s'exprime par un cadrage au ras de la matière, qu'il contient à peine, comme si l'eau, la neige, l'herbe et la pierre venaient buter contre le seul rempart de l'objectif, agités ou mus par leur force élémentaire, interdisant à l'image, toute immobilité. Plus le livre - ou le voyage - s'avance, plus la photographie récuse la certitude des formes, s'évapore dans son sujet même. A ce moment-là, le voyage de Bélégou prend son sens, trouve sa quête : la force du monde, vient ruiner, chez l'artiste, l'idée même de la finalité de son art. Le Nord magnétique vient le déboussoler, l'arracher à son aire. Cet anéantissement des voyages en hiver, il faut l'avoir connu pour mieux en renaître."
Gilles Mora, Les Cahiers de la Photographie n° 29.
"Erres a son origine d'un côté dans le travail auto visages " à bout de bras " commencé en 1990 lors d'une résidence solitaire à Naples (inclus dans l'exposition "Visages" créée en janvier 1992) . C'est cette expérience de confrontation dépouillée à soi dans un ailleurs que je désirais reprendre, approfondir, exacerber.
D'un autre côté dans un travail de micro paysage effectué l'été 1991 dans l'ancien presbytère de Sausseuzemare, mon lieu de vie photographiant plantes et fleurs du jardin, petits animaux, allées et puits ; et au plus près de là, à Etretat prenant des photographies en nageant droit vers l'horizon, immergé dans cette mer voisine.
A cette expérience du lieu je souhaitais donner une autre dimension, vaste et abrupte, froide et immense en gagnant ces paysages où je retrouverais les matières que j'avais tellement confrontées au corps et à la peau : pierre, terre, eau, mais aussi glace, restes volcaniques, imbrication ultime du continent et de l'océan.
L'exil est pour l'artiste la condition vraisemblable de toute création, de tout imaginaire, en ce que construire et faire vivre l'oeuvre renvoie toujours à une part maudite, à une exclusion. Les itinéraires de l'oeuvre sont un dédale.
La situation de voyageur est celle d'un exilé, volontaire, ou malencontreux... en tous les cas à la recherche d'un choc sourd ou vivace : celui d'une conscience à jamais close en son for intérieur et de nouvelles donnes qui la creusent ou l'exacerbent.
Si la photographie est corps à corps avec le monde, et l'acmé de la prise de vue la rencontre bouleversée d'une image intérieure et d'une réalité, d'une matérialité soudain suscitées et réalisées, le dépouillement essentiel du voyage créateur se veut la culture savante de ces ondes de choc.
Arpenter un territoire, s'y dérouler, s'y frotter, le nomadisme des déserts est un travail au corps, au paysage, à l'être. On ne voyage pas pour se retrouver mais pour se perdre, se dissoudre.
Travailler sur la durée, sur des anachronismes, des déplacements mesurés et des itinéraires choisis pour interroger le peu de différence d'un point à un autre, les subtiles clivages du monde.
Retrouver dans le paysage l'empreinte des corps qui l'ont travaillé et qui l'habitent, confronter le travail créateur, obsessionnel, acharné en sa marche, à ce travail du sol et de ses matières transmuées, la matière du corps et la matière minérale. L'intimité essentielle de l'un et de l'autre.
Le voyage est lent, ne me déplaçant qu'à pieds ou en train et en bateau, parfois sédentaire en des haltes prolongées parfois insulaires, au rythme lent et long d'une osmose avec les lieux appréhendés. Il est progressif : cheminement du sud vers le Grand Nord à jamais fascinant. Il est initiatique, païen, sur la terre des sagas vikings.
Le chemin à parcourir consiste en un obstiné déroulement du film autour de soi et du paysage : l'autoportrait inséré au paysage et le paysage interrogé en lui-même comme autoportrait analogique.
Il a débuté au Printemps et fini à l'Hiver, traversé lieux et temps : jour incessant et nuit sans fin.
Comme le voyage nietzchéen il est un éternel retour du plus cultivé au plus sauvage.
Il est solitude et abandon à l'univers.
Travailler sur la lumière encore, ses limites extrêmes du jour interminable du Soleil de Minuit au noir clos de la Nuit Polaire, de la claire transparence de l'été lapon à la blancheur dense de l'hiver finlandais.
Les images réalisées confrontent et entrecroisent trois approches :
Le paysage, photographié désert, bien qu'habité très ostensiblement de la présence de mon regard qui le traverse et l'occupe. Paysage pris sans repérage préalable, sur l'émotion de la rencontre, dans le souci d'en rendre une équivalence sensitive au moins autant que visuelle : l'équivalence d'une découverte, d'un frottement, d'une relation forte à la nature jamais complètement en harmonie ni en abandon, mais toujours dans une confrontation ardue, découvrant un rapport davantage puissant à celle-ci que je ne l'avais jamais imaginé.
L'autoportrait, tantôt poursuivi dans l'approche unique d'un visage abstrait de tout contexte, dont l'identité se dissout dans le voyage incessant, dans la poursuite renouvelée des lieux, des campements ou des chambres, des chemins ou des routes ; tantôt en des images incluant le corps entier immergé dans les herbes, feuillages, l'eau, la neige, terre, boue, les rochers, la mer, les lacs, torrents ou arpentant chemins et cairns.
Le voyage, itinérance et errance, pourvoyeur d'images magiques captées dans le mouvement, en marchant, voguant, roulant, incluant des autoportraits captés de trains en bivouacs, et des saisies couleurs du paysage filé par la fenêtre des wagons. A lui seul le voyage est tout entier la composante autobiographique du travail, toute entière inséparable de la vision à l'extrême subjective du paysage et de soi, bien que toute composante chronologique se perde dans la présentation finale des oeuvres, et que toute narration soit au demeurant cul-de-sac et faillite.
La perspective est souvent dissoute, attaquée par le flou, la contre-plongée, le ras du sol pour ne retenir qu'un microcosme de fragments seulement quelquefois confrontés à des points de vue panoramiques.
La pluie, le brouillard, l'ombre, la nuit, mais aussi le soleil de printemps habitent ces images saisies quelque soient les conditions par tous temps.
En somme, un carnet d'errance, un chapitre d'existence."
Jean-Claude Bélégou pour Arts Présence n° 8, Février 1994, illustré de sept diptyques.
"Epouse et n'épouse pas ta maison", recommande René Char, comme pour mieux déjouer l'illusion qu'il habitait lui-même un site et pouvait se confondre avec lui. Ce conseil est teinté de sagesse et de gravité. Ainsi passer du territoire intime (le jardin, le corps, le visage de l'autre) aux vastes étendues sauvages (des landes danoises aux lacs postglaciaires de Suède, des îles Lofotens à la toundra polaire lapone), abandonner ses repères pour retrouver un monde abrupt, c'est affronter l'épreuve silencieuse de la solitude et cette lente dépossession qu'a ressenti tout voyageur.
Marcher, cheminer vers le Nord - le Grand Nord - pérégriner vers l'inconnu, non pour engranger des images à quelque fin documentaire, mais pour apprendre à se défaire de la pesanteur d'une culture. Partir pour revenir à soi. Se découvrir. Surprendre sur son propre visage, l'empreinte des terres traversées, des eaux grondantes, des dérives du ciel. Le paysage alors redevient métaphore de l'être. Il en exprime tout à la fois la flamme et le vertige, la mouvance et l'intensité.
Photographe, Jean-Claude Bélégou a voulu s'immerger dans ces grands espaces scandinaves afin d'en exprimer la sensation si fugitive. De ses itinéraires en cours nous avons extraits des images qui sont présentées en triptyques. Aucune des cent photographies destinées à être exposées ne sera d'ailleurs isolée dans le propos de Jean-Claude Bélégou. Elles traduisent en effet le passage, la dérive et la perte d'identité liés à l'expérience même de l'itinérant.
Jean-Claude Bélégou a fait de la photographie un acte poétique à part entière. son domaine est celui de l'être dont il essaie d'élucider les relations avec le monde."
Luis Porquet, L'Affiche n°147, Bélégou, Voyage vers le Grand Nord.
"... On voudrait ramener l'art au discours intellectuel ou à l'échange mercantile. Et ensuite chacun pourrait dormir tranquille dans la solitude des zombies. Par sa matière mince mais irréductible, et par son témoignage que la réalité se moque bien de nous et de nos petites idées. La photographie offre un dernier barrage. Elle nous réveille. Shiroka, Wachill, Kerszemblat, Barraco, Bélégou, Feyt, sont les grands artistes de notre temps. Encore faut-il le savoir. Alors, oui, c'est un combat et, comme dans tout combat, il n'y a qu'une règle : taper dur et longtemps."
Jean-Claude Lemagny, La photographie est-elle un art?, Le Journal des expositions.
« En 1994, Jean-Claude Bélégou part vers le Grand-Nord ; des clichés qu’il rapporte, il fait un album intitulé Erres. Cet ouvrage s’inscrit dans une tradition, celle du « Voyage Photographique », tout en la renouvelant profondément. Le projet se situe à contre-courant de bien des expériences antérieures, qui se déroulèrent en d’autres contrées (Grand Tour, traversée des Etats-Unis…) A ce changement de cap géographique s’associe une démarche originale : l’attention ne se focalise pas sur les territoires parcourus ; privilège est donné à la dérive intérieure ; les matières minérales et les textures végétales font écho aux autoportraits sombres et confus. Cette dialectique dépouillée renvoie à l’expérience d’une confrontation intime avec la nature, qui n’est pas sans renouer avec un certain « romantisme ». La traversée des espaces du dehors coïncide avec une exploration de l’espace du dedans.
1. LE LIVRE ET L’EXPERIENCE DU VOYAGE
L’ouvrage comprend 68 photographies noir et blanc, cernées d’une marge importante, et 22 pages de texte. Disséminés parmi les clichés, les blocs verbaux scindent la suite des images en séquences qui vont de 1 à 10 photographies (pour tourner autour d’une moyenne de 4,5). Cette distribution rythme l’appréhension de l’ouvrage. Si des épreuves qui figurent un même motif ou un même site parfois s’enchaînent, l’ensemble des clichés réunis dans le livre a une grande cohésion en raison des sujets élus comme des choix esthétiques effectués : les représentations du corps répondent aux empreintes d’une nature vierge ; les vues privilégient l’ombre dense, le flou et confinent parfois à l’illisibilité.
Une solidarité importante existe aussi entre les mots et les images. Les styles de l’écriture et de la prise de vue sonnent à l’unisson. Des associations sont constamment possibles entre notations verbales et sujets mis en image ; par delà la disparité des modes d’expression, des isotopies se dégagent : celle de l’eau, des végétaux, de la fatigue, du corps, de la solitude… En fait, il y a peu de correspondances terme à terme ; dans ce cas de figure, les relations s’établissent à plusieurs pages d’écart : une brève relation de la traversée en bateau (25) rappelle une vue de la mer inscrite dans le cadre d’un hublot (15). Mais les échos de ce type restent rares, le livre est plutôt habité d’un ensemble de références aux mêmes objets ou mêmes thèmes ; ces récurrences, dans le flux des mots comme dans la suite des images, assurent la cohésion de l’ouvrage et renvoient à l’unicité de l’instance auctoriale. Elles déterminent aussi un mode de lecture de type « réticulaire », au sens où il suit la logique du réseau, fonctionne par le biais de rappels et de ricochets multiples. Le « sens unique » de la lecture ordinaire se trouve mis à mal - comme il l’est, semble-t-il, dans le poème.
Mais l’objet-livre, tel qu’il se donne à voir et à lire, reste puissamment lié à l’expérience dont il est, somme toute, la concrétion. Il a fallu ce voyage vers le Grand Nord pour que l’album soit ; l’artiste a même entrepris le déplacement dans l’intention de faire l’ouvrage (30). Dépeignant les sentiments qui le poignent en chemin, il écrit : « La solitude est un tel désert, un tel ravage. La pensée alors ratiocine et le langage se perd. La création est un tel désarroi […] » (43). L’auteur, qui amalgame processus créatif et expérience itinérante, met en évidence combien l’œuvre s’origine dans le vécu même du voyage. A cet égard, la démarche de Bélégou n’est pas sans rappeler les recherches d’Hamish Fulton - ou éventuellement de Richard Long - pour lesquels la pratique de la marche constitue l’œuvre même. Le trajet vers le Nord est présenté comme une expérience en devenir : les verbes conjugués au présent alternent avec les phrases nominales ; les photographies semblent actualiser dans l’espace du livre les perceptions visuelles ou les émotions, telles qu’elles ont été vécues sur le moment… Le sous-titre enfin, Vers le Grand Nord, traduit la dynamique d’un déplacement en cours. Le vécu effectif et lent d’une progression à travers le territoire est éprouvé par le lecteur ; il paraît consubstantiel au livre.
Il n’en reste que, pour l’auteur de Erres, davantage que la trace ou le dépôt de l’expérience itinérante, l’album en est l’aboutissement. A l’inverse de Fulton qui, déclinant l’appellation de photographe, écrit : « My artform is the short journey. Made by walking into the landscape. », Bélégou affirme : « Je ne suis pas un voyageur » (19) : l’expérience viatique est nécessaire car elle est propice à l’exploration du moi ; elle convient à la dynamique créative d’un photographe impliqué dans une investigation de l’intime. Mais le livre, qui a somme toute le dernier mot, constitue un tout, fini, puissamment évocateur d’un vécu qu’il présente au lecteur. De fait, le dispositif matériel de l’album se montre particulièrement apte à transcrire l’expérience viatique. Le défilement des images, au fil des pages feuilletées, ne renvoie pas à une stricte chronologie, mais contribue à inscrire les perceptions visuelles dans le temps d’un parcours. Les mots créent peu ou prou une solution de continuité entre les vues fragmentaires ; ils insèrent les images dans une consécution - même si le lecteur ne parcourt pas linéairement le livre. En outre, dans toute photographie, l’organisation spatiale correspond à la saisie d’un instant précis ; espace et temps se trouvent inextricablement liés - comme ils le sont dans l’expérience itinérante -, si bien que la succession des vues évoque aisément l’enchaînement des perceptions du voyageur (sans renvoyer pour autant à une chronologie).
La nature physico-chimique de la photographie contribue à poser un label d’authenticité sur les images, qui s’offrent comme les résultats d’un face à face effectif de l’opérateur avec les sites ; l’artiste a dû se rendre sur les lieux pour que les épreuves existent ; les vues certifient l’existence des paysages donnés à voir, comme l’authenticité du déplacement. Le médium semble donc réaffirmer le contrat inaugurant bien des récits de voyage, qui garantit qu’auteur et voyageur sont une seule et même personne. Le dispositif photographique en lui-même suggère la bonne foi de l’auteur-voyageur ; il est en outre relayé, dans les clichés, par une forme de « rhétorique de la sincérité » : les images sont souvent peu lisibles ; cadrées de manière oblique, bougées ou noyées dans l’ombre, apparemment exemptes d’apprêt, elles paraissent s’enraciner dans un vécu effectif, traduire les percepts immédiats et subjectifs qui ont accompagné le parcours.
Certains motifs renvoient enfin à l’idée du déplacement ; c’est le cas des voies de communication ou des moyens de locomotion. La vue frontale d’une route qui pénètre dans la profondeur du champ (51) suggère la présence du photographe, à la lisière de l’espace photographié ; les deux lignes puissantes tracées par les limites de la chaussée circonscrivent une trajectoire, suggèrent une pénétration ultérieure du territoire. Plusieurs fois, le paysage est donné à voir à travers l’encadrement sombre de la fenêtre d’un train ou d’un bateau (13, 15, 67) ; une telle configuration se fait aisément métaphore de la perception du voyageur, image de la vision intérieure d’un espace extérieur aperçu au cours d’un déplacement ; elle n’est pas sans renvoyer non plus à l’expérience visuelle permise par l’appareil photographique, circonscrite dans un cadre et douée de mobilité. Le retour de tels motifs rythme l’ouvrage et rappelle la réalité d’un parcours.
2. LA CONFRONTATION DU « MOI » ET DE LA NATURE
Au milieu du dix-neuvième siècle, c’est la reconnaissance de l’aptitude documentaire de la photographie qui légitime son utilisation massive par les voyageurs. Les pionniers ramènent de leurs expéditions des images susceptibles d’instruire et de faire rêver leurs contemporains. A une volonté d’archivage des sites succèdent bientôt des desseins d’investigation ethnologique. Les touristes, de plus en plus nombreux, fixent sur sels d’argent l’apparence des lieux visités. Les grands reporters des temps modernes sont également des voyageurs qui parcourent l’étendue de la planète pour saisir les temps forts de l’actualité. Mais au milieu du vingtième siècle, se dessine un tournant important dans l’évolution de ce que l’on pourrait appeler le « Voyage Photographique », qui se transforme, se fait plus intime et suggère la subjectivité de l’opérateur. Cette tendance s’affirme dans des albums tels que Les Américains de Robert Frank ou Le Voyage Mexicain de Bernard Plossu : les vues réunies semblent traduire les perceptions d’un sujet itinérant ; des écarts par rapport au registre habituel du « photographiable », comme par rapport aux normes esthétiques, font affleurer un regard individuel, décalé, ressenti dans sa singularité et son isolement. De tels travaux photographiques paraissent se rapprocher de la tradition du voyage initiatique ou autobiographique…
Dans l’ouvrage de Bélégou, cette pente tend encore à s’accentuer : le « moi » du photographe-voyageur occupe dans l’album une place tout à fait centrale. Le texte glose la manière dont l’expérience viatique autorise un délestage des pensées quotidiennes, permet au sujet de s’éprouver dans sa nudité, sa vacuité. Cette quête intérieure s’affiche comme l’objectif du déplacement : « Je ne quitte mon jardin que pour atteindre à l’acuité de cette perception âpre : être un étranger. Que pour ressentir au plus près cette vérité de notre exclusion et de notre solitude, de notre rejet, de notre place introuvable près des autres et des roches. De notre place introuvable au monde » (24). Les phrases nominales, la syntaxe rudimentaire où domine la parataxe, introduisent dans le champ des émotions fugitives et des impressions intimes, livrées sans apprêt. L’artiste aspire à traduire des états où « le langage se perd » (43). Il cherche à s’approcher du « silence, le pesant bourdonnant silence, le juste silence de la pensée muette et stagnante, le juste silence hors du bruit des fureurs de pouvoirs et de barbaries, de génocides et de libérations » (49). Abondent les notations physiques, les détails concernant la nourriture, le sommeil, la fatigue corporelle. Le biologique prend une place primordiale, dans une quête quasi religieuse qui vise à « accepter l’humble, le précaire le fragile » (49).
Au centrage du texte sur le sujet « acculé à la pauvreté de soi » (49) répond le nombre conséquent des vues qui représentent l’auteur ; il s’agit parfois de sa main écartant le rideau d’une fenêtre (13) ou de son corps au bain (17) ; mais revient surtout près de 14 fois le visage du photographe, en gros plan ; la figure du voyageur est livrée dans tous ses états : floue, nette, mouillée, avec ou sans lunettes, ébouriffée par le vent, marquée par la fatigue… Ces autoportraits forment, au fil du livre, une sorte de série qui rappelle la subjectivité de l’expérience. Les modifications physiques renvoient au désordre éprouvé par l’âme tourmentée du voyageur. La peau est palimpseste où s’inscrivent les émotions intimes ; l’enveloppe corporelle occupe une place importante dans le travail de Bélégou puisqu’elle est tout à la fois zone de contact avec le monde et surface à même de projeter son ombre sur la pellicule photographique. L’abondance de ces autoportraits s’inscrit à l’opposé de la conception traditionnelle d’un « Voyage Photographique », tourné vers le monde extérieur. Le livre relate l’aventure d’un sujet, dont le rapport spéculaire avec le réel se trouve traduit par l’alternance des autoportraits et des clichés de la nature.
Par ailleurs, le style très affirmé des photographies renvoie à la partialité, la subjectivité du regard porté sur le réel. Le mode de figuration des sites s’écarte des pratiques habituelles des voyageurs : les paysages sont faiblement reconnaissables, les éléments végétaux ou minéraux, pris de très près, apparaissent flous ou noyés dans l’ombre. Ces traits formels qui nuisent à la lisibilité de la représentation et rompent avec la transparence présumée du médium, semblent entraver la possibilité d’un contact du lecteur avec le monde ; ils fonctionnent sur le mode d’un empêchement. Le spectateur bute sur l’opacité de l’épreuve ; il ne peut atteindre le réel car la matérialité du cliché s’interpose, suggérant ainsi le filtre des perceptions intimes du praticien. C’est à travers le corps physique des images que la présence du photographe, affleurant au réel figuré, est donnée à sentir. L’ombre dense et charbonneuse qui envahit les clichés de Bélégou renvoie en outre au registre de l’intime. Elle introduit peu ou prou le spectateur dans une camera obscura, qui est l’univers mental du photographe ; c’est ce que suggèrent certaines vues bougées, qui sont cernées de noir comme si elles avaient été réalisées depuis l’intérieur d’une concavité (80, 81, 82, 83).
La matérialité des clichés répond à la corporéité de l’artiste-voyageur, comme à la densité physique des organismes végétaux ou minéraux mis en image. Ce sont des herbes, des mousses, des roches dont la texture concrète est donnée à voir. Le noir et blanc, les plans rapprochés, les cadrages au ras du sol mettent en valeur la matière des éléments naturels. L’album manifeste un désir de rencontre directe avec une nature vierge et brute, voisin de celui que l’on peut trouver à partir des années 60 - sous des formes diverses - chez des artistes tels que Jochen Gerz, Nils Udo, Jan Dibbets, Hamish Fulton ou Richard Long… Sur les vues de Bélégou, très rares sont les traces de la civilisation humaine (les moyens de locomotion constituent sans doute une exception). Le livre rend sensible la confrontation du corps de l’opérateur et d’un territoire proche de la virginité. Cette immersion physique, qui oscille entre épreuve et ressourcement, qui amène en tout cas le sujet au plus près de son existence organique, place indubitablement l’ouvrage dans une filiation romantique. L’auteur-voyageur-personnage paraît engagé dans la quête d’une forme de communion originelle avec la nature.
Inutile sans doute d’insister sur le fait que le médium photographique se prête bien à l’entreprise. Le dispositif de la prise de vue présuppose un face-à-face physique entre l’opérateur et le monde. Par son immédiateté, l’empreinte semble permettre l’accès à des sensations antérieures à toute mise en mots. L’image argentique paraît éloignée de savoir-faire étayés par la culture ; automatique, elle fait avec la physique et la chimie, obéit à l’action presque naturelle des rayons lumineux sur un support nappé de sels d’argent. André Bazin écrivait que la photographie « agit sur nous en tant que phénomène « naturel », comme une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques » . Le procédé semble ainsi s’accorder au réel brut élu par Bélégou.
3. LA FICTION D’UNE DISSOLUTION
Erres relate une « dérive », au sens étymologique du terme : le voyageur a quitté la rive sécurisante des habitudes quotidiennes, de la civilisation ; en outre, l’expérience vécue par le photographe itinérant s’accompagne d’une certaine perte de contrôle. A un moment, il note : « Rebroussé chemin, trop de neige, crevasses d’eau, plus de repères visibles, pas de carte » (39) ; plus tard : « Je ne sais où je vais, ni si j’ai raison d’y aller, mais je marche » (49). Le texte comporte très peu de localisations géographiques ; les clichés, centrés sur le corps du photographe ou sur les matériaux d’une nature vierge, restent rétifs à toute tentative de situation précise. Seule demeure une orientation quasi-magnétique vers le Nord, vers le froid et le néant : « … je vais ailleurs, et de préférence là où il n’y a plus que la réalité d’une fin, qu’une extrémité du monde et de l’humain » (19). « On ne voyage pas pour se retrouver mais pour se perdre » (43).
C’est le Nord qui aimante également la trajectoire du journaliste Frost, personnage principal de Missing de Claude Ollier ; c’est en direction du septentrion que le vieil homme choisit de s’évanouir à jamais. Les destinations élues ne sont pas indépendantes des types d’expériences viatiques mises en intrigue. Le voyage de Bélégou se situe à l’opposé du périple d’Ulysse, tendu vers un retour à la maison, un retour à soi. C’est que l’Odyssée s’inscrit dans le bassin circulaire de la Méditerranée, au sein de contrées densément balisées par la culture. Tout autre est le territoire où pénètre Bélégou : la nature intacte et froide incarne aisément l’univers chaotique d’avant l’homme, l’ailleurs dans lequel le sujet se perd.
Le livre traduit la confrontation du voyageur à une pureté originelle, au contact de laquelle se dissout d’abord la croûte superficielle déposée par la civilisation, puis risque ensuite de se déliter l’être lui-même. Les quatre éléments sont représentés. Cependant, l’eau revient dans les clichés avec insistance, et sous des formes variées : eau de mer sur laquelle file le bateau, eau douce dans laquelle le voyageur plonge ou fait des ablutions, flaques stagnant dans le creux des chemins, brumes opaques sur le paysage… C’est dans un univers humide, liquide que pénètre Bélégou. L’eau - souvent claire et froide - renvoie à l’idée d’une purification (17, 28); elle nettoie des scories du quotidien pour laisser l’être nu. Régénératrice, elle suggère un passage dans le milieu prénatal et promet un nouvel avènement. Mais l’élément liquide est ambivalent : il renvoie aussi à la mort, à la noyade ; l’eau évoque la dissolution de l’être, sa dispersion. Cette impression est renforcée par l’ambiance nocturne qui baigne bon nombre des images. L’obscurité réelle dans laquelle pénètre le voyageur est renforcée par la densité charbonneuse des vues. C’est au royaume des ombres que chemine Bélégou.
Dans certains clichés réalisés de nuit, des lumières artificielles sont utilisées (74, 75, 76, 77, 92…) : de l’opposition tranchée de la clarté et des ténèbres naît un certain tragique ; de fait, l’entreprise du photographe paraît liée à des enjeux existentiels forts. Romantique, mais aussi singulièrement moderne semble cette perte de tous points d’attache, cette faillite des certitudes, cette lente déconstruction de l’être au contact des éléments bruts… Si l’évocation est chevillée sur une expérience vécue, elle fait incontestablement, dans le livre, l’objet d’une forme de dramatisation.
Sur la couverture de l’album, un cliché - également reproduit page 37 - montre un petit animal mort, dont les restes desséchés semblent en train de lentement s’agréger au sol. La forme de la bête est encore reconnaissable, mais bientôt elle ne le sera plus ; elle se sera délitée, dissoute dans la terre. Le cliché montre ce phénomène d’absorption en cours, ce processus de retour d’un corps à la nature, selon une loi biologique. L’image, placée en exergue de l’album, possède une valeur emblématique : elle suggère l’instabilité fondamentale des êtres, labiles, pris dans un continuel devenir ; elle renvoie à l’enchaînement de la mort et de la naissance, dans un cycle infiniment recommencé. Le sujet, poussé au fil de son voyage très près de son existence biologique, est soumis aux mêmes lois. Il n’est pas indifférent que l’image présente l’animal en passe de s’anéantir, juste avant sa disparition : la vue suggère la posture de l’artiste-voyageur, qui semble être au seuil d’un processus de dissolution.
De fait, le texte se clôt sur ces phrases : « Nausées. Perdu un long moment le balisage des cairns sous la neige, marché longtemps à la boussole. Eau de toute part. La traversée du torrent entre deux câbles. Failli y rester. Depuis, je n’ai guère bougé, mon seul déplacement ayant été pour trouver de l’eau » (102).Plus bas, la signature de l’auteur et la mention « Ile de Noirmoutiers, 19 septembre 1993 » indiquent que le photographe-voyageur est bien revenu « à la maison ». Mais, plus haut, rien ne le précise ; le texte s’achèverait plutôt sur l’idée d’une perte, d’une dissolution.
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Le moment est donc venu de s’interroger sur le statut singulier d’un ouvrage qui oscille entre relation d’une expérience et construction fictionnelle. De fait, le texte et les images sont intrinsèquement liés à un vécu qu’ils rendent sensible ; toute une rhétorique (verbale et photographique) signe d’ailleurs l’authenticité des faits et des perceptions rapportées. Il n’en reste que la relation dévie du strict rapport, pour revêtir une portée allégorique. Le livre met en scène un rapport fusionnel à une nature originelle qui induit la perte du sujet. Erres est un produit hybride, qui se situe à mi-chemin entre relation autobiographique et fiction d’une disparition, l’une n’étant d’ailleurs sans l’autre possible…
L’album n’a pu prendre corps que si l’auteur-voyageur-personnage, loin de se perdre en ces terres septentrionales, a gardé une maîtrise de l’expérience, un recul nécessaire à la création - et ce tout au long du voyage. Le « je », tel qu’il apparaît dans le texte, auquel les images font écho, semble donc se dédoubler entre un personnage, présenté dans un processus proche de la dissolution, et un auteur itinérant à même de faire œuvre. Dans le même temps, ce « je », qui est en communion avec la nature, possède une certaine généralité : le lecteur est appelé à se projeter dans cette expérience qui met en jeu le moi. Le « je » - qui accueille l’autre (le lecteur) - décolle de l’expérience pour acquérir une existence interne à l’ouvrage. Sans cesse figuré dans les clichés, ce « je » connaît un destin symbolique dessiné par les contours de l’œuvre. Ce sujet central, scindé en instances multiples, coexistant les unes avec les autres, semble peu ou prou répondre à la définition du sujet lyrique telle qu’elle est posée par Yves Vadé. La première personne ne renvoie pas uniquement à un artiste réel, photographe et voyageur à ses heures ; elle s’intègre aussi à une fiction bâtie par le livre ; prise dans un rapport fusionnel à la nature, elle possède une valeur générale et implique le lecteur-spectateur. Le moi, subtilement mis en intrigue dans Erres, possède une force évocatrice qui lui vient d’un renvoi à l’expérience, mais aussi d’une inscription dans la tradition lyrique – ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de traduire une problématique tout à fait contemporaine…
Danièle MÉAUX, Dérives intérieures, (à propos d'un recueil de photographies de voyage de Jean-Claude Bélégou, 1994)