Jean-Claude Bélégou cinéma : APOLLINE 2024
"Le film à venir m'apparaît plus personnel encore qu'un roman, individuel et autobiographique comme une confession ou un journal intime. Les jeunes cinéastes s'exprimeront à la première personne (...) Le film de demain ne sera pas réalisé par des fonctionnaires de la caméra, mais par des artistes pour qui le tournage d'un film constitue une aventure formidable et exaltante. Le film de demain ressemblera à celui qui l'a tourné. Le film de demain sera un acte d'amour."
François Truffaut 1957 cité in François Truffaut par A. De Baecque et S. Toubiana
PORTRAIT D’APOLLINE
Long métrage durée 1 heure 26 version intégrale.
Entièrement autoproduit.
Portrait cinématographique alternant des scènes de la vie quotidienne scénarisées et des séquences oniriques avec de larges marges d'improvisation. La tonalité en est nocturne et hivernale.
C’est un tête-à-tête avec la comédienne, Chloé Lindau, condition sine qua non d'une authenticité d'un côté comme de l'autre, je filme et monte donc moi-même. Ma présence est quelquefois manifeste en surgissements voix off dans un dialogue avec la comédienne et les lettres lues sont reprises de ma correspondance lors de mon séjour dé création dans le Grand Nord en 1992.
« L’amant d’Apolline, ainsi l’a-t-il surnommée, est parti se perdre au nord du nord. Comme l’aiguille de la boussole c’est toujours par le nord qu’il a été attiré.
Il part des mois de l’hiver à l’hiver, traverser l’épreuve de la solitude, du froid, du dénuement.
Comment trouve-t-il la force de la quitter? Ils sont si complices, tellement inséparables.
Avant que de partir ils ont fêté, chez lui, ensemble le trentième anniversaire d’Apolline.
C’est le lendemain qu’il la quitte et qu’elle se retrouve seule dans cette grande bâtisse qu’il lui a confiée. Elle s’acquitte du quotidien
Endormie ou éveillée, elle rêve beaucoup également,
Pour se réconforter elle se remémore et revoit souvent les moments qu’ils ont passés ensemble. Elle ne cesse ainsi de se souvenir.
La nuit, au volant de sa voiture, elle aime rouler au hasard, longtemps, tard, elle erre et marche. Elle s’endort parfois.
C’est l’eau qui l’attire, ça a toujours été l’eau, parce qu’elle est comme un miroir, et un lieu de noyade aussi. Elle y noie ses angoisses.
Dans le Nord du Nord il risque de se perdre, à ce voyage il est mal préparé. Il n’a jamais fait l’épreuve de la neige, ni du bivouac, ni des torrents, des névés, des cairns... Il y a quelque chose de la mort en son attirance.
Tous deux ont cette attirance pour l’eau.
Est-ce que de ce voyage il reviendra?
Peut-être il se perdra.
Il lui écrit, de longues lettres, postales, chaque jour, parfois lentes à parvenir
Elle attend ces lettres, les lit et relit, longuement, souvent, à haute voix quelquefois
ils se sont toujours beaucoup écrit. Elle ne lui écrit pas, elle ne sait où l’atteindre, elle ne sait jamais où il va quand il va. Ou elle lui écrit mais garde ses lettres par devers elle, elle les lui donnera à son retour. Si de ce voyage il revient jamais. »
Ma chère Apolline,
J’ai quitté ce soir Copenhague. Les gens vont et viennent, maintenant en tenue de soirée pour dîner? Et partout la mer. L'orchestre va jouer peut-être, et je me sens si étranger à eux (c'est cela que je cherche dans les voyages : être un étranger) et je pense au naufrage du Titanic (ce récit m'a fasciné) à leur mort prochaine, promise, à tous. Poussière... Pourquoi suis-je si souvent par rapport à la vie un étranger ? Je me sens si loin, si différent d'eux. Pourtant je pourrais les aimer aussi, les prendre en pitié peut-être. J'aime voir ceci, ce ferry immense comme un paquebot, ce voyage lent par étapes où je ne suis nulle part, de passage partout comme en la vie, où le monde et moi n'avons plus rien à faire ensemble. Oui, la création est un exil. Et je suis dans le plus civilisé ici.
L'Orchestre jouera-t-il Ce n'est qu'un au revoir ? Comme les serveuses, les serveurs sont affairés. Vivre, c'est cela, s'affairer ? Je demeure à réfléchir le monde, et mes images sont quelquefois le rêve d'une fusion désespérée avec le monde, son âme, son mouvement, sa chair.
Le vin, le parfum, les dessous, la musique sont français.
Et tout ce monde se photographie, se vidéographie, se reproduit à l'infini en une image infinie. Et tout ceci cette nuit se terminera parfois par de nouveaux bébés, de futurs nouveaux humains.
La cabine que j'ai quittée sous la ligne de flottaison était pleine de garçons et filles ivres et partouzant
Au milieu de la mer, il me semble respirer, être à mon rythme, je n'ai plus aucune contraction. J'ai éprouvé aussi cette infinie libération, cet infini bien-être, sur certains traghettis napolitains.
Au restaurant ça danse slows. A la discothèque les teen-agers s'arrachent dans tous les sens, ce doit être une voie de recherche de l’hors finitude humaine. C'est cela, par la religion, l'art, la science, la philosophie, etc. l'homme ne cherche qu'une chose mettre fin à sa finitude. J'aime voir les autres danser ainsi quand ils dansent pour ça : pour se perdre.
J’espère que toi aussi tu ne cesses de danser. Je t’embrasse infiniment.
Oslo .
Dîner avec l'attaché et une journaliste de flash art
Les Munch au Musée
Je suis avec le paysage dans la même inconnue que dans l'autoportrait, mis à part que je vois dans le viseur. Mais ceci change-t-il vraiment quelque chose?
conférence sur l'art des années 90
Evidemment je me sens un peu anachronique moi qui continue de prendre l'art au sérieux et au tragique alors qu'il paraît que nous sommes passés à l'étape du jeu et de la dérision, de stratégies de carrières, de foires internationales, etc.
Cette vie est lassante et demain je pars dans les bois.
J'ai très vite la sensation dans ces capitales, avec rendez-vous etc., de me disperser.
Oslo, bord du lac. .
Marcher, remplir la gourde, surveiller l'itinéraire, à part ça, rien.
La solitude est un tel désert, un tel ravage.
Jeudi, quitté Flåm ? Flåm est à l'extrémité d'un des fjords de Bergen, donc au niveau de la mer, très à l'intérieur. Mangé à Flåm un sandwich, à défaut d'épicerie, et parti avec mon sac à dos sur le tracé du chemin DNT direction Myrdal gare où j'ai laissé ma valise à la consigne Il grimpe à pic, longeant une cascade grandiose. Puis l'étage des forêts, j'étais en nage, heureusement partout des torrents pour remplir ma gourde, de gros et de petits.
Au sortir de l'étage boisé de bouleaux, trouvé les premières plaques de neige. Il était 23 heures et j'étais fourbu. Je vais lentement. Le chemin devenait très imbibé et ruisselant de la neige, et je me suis arrêté pour dormir sur place entre les arbres. Sol inconfortable et froid.
Vendredi, lever, café froid et céréales. Prises de vues et marche à nouveau. Le sentier ne devenait plus que franchissement de ruissellements, petits torrents installés dans le creux du chemin même, rivières et cascades. Puis arrive le moment où le chemin se perd dans la neige. Sur 300 mètres d'abord puis réapparaît sur des rocs émergés. Sur cinq cents ensuite. Définitivement enfin. Dormi la seconde nuit sur le plat de quelques rochers à nu. Froid et duvet mouillé par la pluie malgré la couverture de survie déroulée au-dessus. L'imper a protégé le sac à dos et les chaussures.
Sur le versant opposé le bruit sourd de multiples coulées de neige, petites avalanches. Entre les deux versants les crevasses larges sous la couche de neige où l'on voit l'eau affleurer dévaler la montagne.
Deux personnes dans le village à qui j'avais demandé le chemin m'avaient prévenu qu'atteindre Myrdal serait difficile à cause de la neige. Rebroussé chemin, trop de neige, plus de balisage visible, pas de carte.
Avant que de retourner, je suis grimpé au sommet de l'aplomb. Juste eu de petites frayeurs pour redescendre. Je me suis dit que si je me cassais la gueule, je ne me ferai pas très mal mais que personne ne viendrait me chercher de sitôt.
Parfois j'ai comme des bouffées de ravissement de ces matières, neige, eau, rochers, lichens, et ces lumières brouillardeuses. Quelquefois des bouffées d'ennui et de désespoir. Désolation de ce chemin qui se perd dans la neige. Je suis constamment entre l'enthousiasme et la désolation.
Je reprendrai le train ce soir, au moins une nuit au chaud. Dois-je continuer vers le nord ? Y aura-t-il davantage de neige encore?
Larvick. .
Où ai-je la tête? Au voyage, aux cadrages, à la lumière, au paysage, à la méditation, à tout ce que j'ai laissé derrière moi, aux tracas...
Le paysage grandeur nature a peu à voir avec l'intimité du jardin, ni même la systématique de la mer.
Larvick. .
Je lis "Femmes" de Sollers.
Je n'ai guère bougé depuis hier soir, mon seul déplacement ayant été pour trouver de l'eau potable. Mes pensées sont ainsi dans l'ensemble très pragmatiques : suivre le sentier, trouver de l'eau, manger, dormir dans un endroit abrité et agréable, ici au creux des rochers, réfléchir à mes prochaines étapes. Quelquefois j'ai le sentiment d'être perdu dans l'espace et le temps, où tout serait égal, sans but, et sans importance. La marche ne me porte pas à de hautes méditations métaphysiques, mais me ramène plutôt à une sorte de pragmatisme immédiat. Le temps qu'il fait, le temps qui passe à la fois terriblement lent, statique, et terriblement rapide dans cette errance d'une semaine déjà.
Röros.
D'abord les forêts puis un plateau immense, désertique, triste à pleurer sous le vent, la pluie. Col roulé, imper, puis la capuche d'anorak et les gants. Des oiseaux grisâtres au gémissement exsangue, monotone, comme une plainte. Crépuscule rude, glacial. Deux d'entre eux volent au-dessus de moi de plus en plus bas criaillassant, faisant siffler l'air en surgissant. Frissons. Pas rapide.
Puis à nouveau quelques arbres, bas bouleaux, chétifs. J'installe là mon duvet, la pluie a cessé, je me calfeutre tout habillé dedans. éveil vers sept heures, un peu de bleu au ciel. Vite manger de peu et décamper, marcher. Autoportraits, nu, dans un torrent. J'en profite pour me laver. Après sept heures de marche, m'endors sur mon duvet à terre. Céréales et confiture. Puis je me ratatine à l'intérieur. Seconde nuit.
Je suis à la fois exalté et perturbé de ces marches.
Je n'ai plus beaucoup d'argent.
Dans les toilettes de la gare, je me lave les cheveux, les dents, me rase, sèche le maximum de vêtements et le matériel photo au sèche-mains électrique. Je suis revenu de cette quatrième marche trempé. Dans cette dernière nuit, l'eau ruisselant au sol entre les haies, je suis devenu éponge sous la pluie drue.
Je dors dans les salles d'attente.
Il a neigé encore.
Un café chaud au buffet. Transferts sac à dos - valise : linge, objectifs, films...
Messe protestante dans la Cathédrale de Trondheim
Bjorli.
J'ai l'impression d'être arrivé ces cinq semaines au bout de quelque chose, pas au bout de ce que je veux faire, mais d'une certaine approche. Réinventer autre chose.
C'est étrange d'être dans une maison, entre des murs, dans un chalet au cœur des montagnes et de voir la neige par les fenêtres, comme dans un film d'Hitchcock. Et il faut que je m'en sorte sans payer.
Je voudrais des a pics, du brouillard, du givre, de la pluie encore, de la nuit crépusculaire. Du brouillard surtout, de la brume, des nuages qui volent bas, dissipent les formes, les couleurs, les mouvements, dissolvent le paysage.
Du flou au brouillard, il n'y a qu'un pas.
Curieusement je n'ai pas l'impression de travailler comme dans le jardin, plutôt comme dans la mer, je n'arrive pas à réintégrer la démarche du jardin, trop intimiste. Peut-être à Svolvaer dans quelque chose de plus immédiat, plus sédentaire ; rester plusieurs jours sur un même paysage, sur un même territoire, et y revenir sans cesse. Là, je traverse, je travaille sur la rencontre. Est-ce bien? Le voyage comme action. Déterminer des territoires, y revenir. Les photos de Sausseuzemare sont statiques, pesantes de statisme. Silencieuses, sourdes et muettes, immobiles. Là je travaille sur le fugitif. Arrêter de bougeotter. travailler sur du recueil ; constituer des jardins, les élire. Trouver une pesanteur, enraciner les choses, seul intérêt de rester à Svolvaer trois ou quatre semaines au même endroit.
Ne plus réfléchir. Toute la journée, délibérer, chercher cadrages, profondeurs de champs, angles, optiques, viseurs, vitesse, film, boîtier, mise en scène des autoportraits, itinéraire, axes de travail, chargements et relais, matières, formes. Pensée diffuse, constante, légère et laborieuse, vivante. Vivre? Au quantième degré. Ou se regarder regarder les choses, les formes, les matières, sa marche. Oui c'est ceci : se regarder regarder le paysage. Mon regard errant sur le paysage, cette sensation du paysage. Mais je ne me sens pas "en exil" contrairement à Naples ; plutôt dans un rapport positif à la nature, constructif. Je ne me sentirais plutôt être nulle part. Dans un no man's land. Imaginaire. Ces montagnes n'existent pas. Ni les bois, ni les lacs. Just a dream. Une traversée fantomatique dont il ne restera rien. Je ne serai allé nulle part. Toujours ailleurs. Toujours vers ailleurs. Jamais inscrit, jamais enraciné. Je vis ce voyage de très loin, en retrait. J'ai des élans d'enthousiasme devant le paysage, mais il ne me bouleverse pas stricto sensu. Ce n'est pas une révélation. Juste une confirmation exacte d'un paysage rêvé, projeté, imaginé. Affectivement je ne m'y inscris pas.
Inexistence, glissement. Ce doit être ceci : errer : glisser ; être pour soi seul en dehors. D'où vraisemblablement ma relative légèreté d'être depuis le premier glissement, celui de Köbenhvn à Oslo, la fin des angoisses physiques, celui ù l'on sait, accepte, que rien ne demeure.
Lisse comme une image. Sauf quand la pluie vous trempe jusqu'aux os. Mais sinon?
Sinon, une relative jouissance de la solitude partagée avec ce quoi est non-humain. Inhumain.
Oui l'exil est la condition de toute création. L'exil intérieur. N'être nulle part, ni même dans sa tête. Dérive incessante. Glissement incessant.
Sausseuzemare, le rêve hégélien de m'inscrire quelque part, d'être quelque part chez moi.
Emigré, silence, vide. Beaucoup de silence dans ce voyage.
Ces jours qui ne se couchent jamais, n'en finissent jamais, s'enfilent l'un sur l'autre, glissent l'un sur l'autre.
"Mille ans pour toi sont pour l'esprit comme un seul jour."
Pytbua .
Douze heures de marche, douze de sac au dos. Neige molle dans la seconde partie du chemin, quelquefois dedans jusqu'à l'aine, pas facile d'en ressortir quand on s'enfonce à nouveau de l'autre pied, trempé. Nausées. Perdu un long moment le balisage de cairns sous la neige, marché longtemps à la boussole. Eau de toute part. La traversée du torrent entre deux câbles. Failli y rester ou au moins y noyer mon matériel.
Le 29 juin, Trondheim .
Ils se sont connus dans un burger King, jeunes encore, chacun leur coca côte à côte, paille à la bouche et frites. A leurs côtés sur une chaise burger King, avec un ballon aux marques burger King, leur bébé à qui ils font goûter ses premières gouttes de coca. Voici le résultat brillant de quelques millénaires de civilisation humaine. Quel aboutissement! Que de marche parcourue!
Ma tête dans la glace des toilettes du dit burger King. Vieillie, grisonnée. Dans un an j'aurai une tête de vieil intello des années 68. Ciel! Quelle horreur. La mort. Futur petit cadavre décomposé ; poussière, tout n'est que poussière, vanité. Ma lente décomposition. Frisson.
Pays lent et sans bruit, pays d'ombres, des villes à la campagne. Le luthéranisme, religion froide, étatique, remettant la vierge à sa place, et iconoclaste assez. Pas de sentiment, d'élan, de passion, ni de décrépitude baroques. Pas catholiques.
Voyageur mutique, solitaire, errant de train en sentier, de ville en ville. Douce entreprise d'annihilation. L'ordre du discours, l'ordre des images ; le signe contre l'icône.
Tromsö. .
A nouveau je me sens étrangement vide, comme si plus aucune passion ne m'occupait, même pas celle de ce que je fais ici et de l'œuvre, ainsi que ça m'est arrivé déjà à plusieurs reprises au cours de ce voyage. Comme si le voyage était un décervelage, une perte d'identité.
Sentiment que c'était fini, que j'étais au bout, de ce que j'avais à dire avec ces photos, avec la photo en général. Me suis demandé ce que je pourrais bien faire alors désormais. Je n'ai aucune réponse à cette dernière question.
En quelques minutes les îlots montagneux perdus sous les nuages depuis ce matin se découvrent, sombres masses noires déchiquetées, au lieu du gris laiteux uniforme de la mer.
Le monde il faut faire avec.
Svolvaer. .
Un petit sentier sur la grève hier. Bonheur des chemins : comme si soudain la vie prenait un sens alors à marcher ainsi. Tout chemin a un sens, mène quelque part. Tout chemin est un comblement. Eloge des chemins.
Double enfermement, celui des montagnes closes sous un ciel bas, celui de l'insularité.
Chaque pas me coûte.
Rencontre d'un américain venu visiter sa cousine finlandaise. son père voudrait qu'il ramène une femme, il me demande ce que je pense des norvégiennes. Je n'en pense rien. Il voudrait travailler au-dehors, mais travaille dans une compagnie d'assurances.
Svolvaer.
Svolvaer, je ne peux plus le voir. Je suis en refus à nouveau, je n'aspire qu'à retourner en moi-même. Depuis deux jours je m'enferme. Achevé le Loup des Steppes.
Je sais que je dois rentrer vite, que j'ai envie de rentrer au plus vite. Je sais que je dois rentrer lentement, au rythme où je suis venu, sans précipitation qui briserait l'unité de ce voyage, de cette expérience, que passer par Stockholm, c'est préparer le retour à Stockholm, préparer le nœud pour la boucle. Je sais qu'il me faut m'enfermer ici, avant l'ouverture de mon théâtre magique à moi. Espérons qu'il ne sera pas trop décevant. Les neuf mille clichés rapportés, dans des tentatives, des recherches diverses. Pour la naissance d'une histoire dont tous ces mois n'auront été que la matière première anonyme, vécue moitié par elle-même, moitié par délégation, comme on tourne un film, moitié réalité, moitié fiction.
Réussirai-je à construire l'histoire? Aurai-je réussi de ces prises de vues quotidiennes, mais bien sûr éparses (en des dispositifs épars - ambition plus ample que le voyage napolitain limité à un seul sujet, un seul dispositif) à faire émerger une unité, un propos, mon propos, un sens, une interrogation? ô Frayeurs!
Ce matin je mets mon costume jaune juste pour le plaisir, pour l'été, pour le soleil qu'il n'y a pas, pour la chaleur qu'il n'y a pas, pour l'élégance qui ne règne pas.
Ce voyage est sûrement aussi un retour de la vie, de l'existence, une libération, un refus du renoncement, de la mort. Il est sûrement aussi ce en quoi je me métamorphose, comme l'œuvre.
Le paysage impose bien sûr ceci : être dehors. A l'extérieur ; projeté au-dehors de soi-même.
Svolvaer.
Je suis d'une tristesse infinie, de cette sorte de tristesse d'être au monde, de cette absurdité, de cette existence avec ses choix de création quasi exclusifs depuis douze ans, aussi absurdes que n'importe quels autres choix que j'aurais pu faire : être fonctionnaire d'état, entamer une carrière universitaire, être révolutionnaire professionnel, ou encore écrire des livres ou faire du cinéma. Ni bon, ni meilleur, ni pire sans doute. Et toutes ces souffrances de la vie, de ceux celles autour de moi, les morts et les vivants, celles que j'ai vécues, celles que j'ai infligées. S’il y avait un enfer, j'irais tout droit en enfer me dis-je hier après la lecture d'Othello. Mon compte serait bon pour la rôtissoire éternelle, pour les flammes sempiternelles, pour la torture de l'âme à tout jamais.
Donner, donner tout ça : son esprit, sa force, son temps, son argent, sa quiétude, donner sa création à cette humanité qui ne mérite que si peu et à cette société dont nous ne réussissons peut-être pas à être autre chose que les bouffons, quand bien même nous voudrions en être plutôt la mauvaise conscience.
Ah voilà tant d'idéaux réduits au néant, au néant de l'être, du relatif!
Ô que de noirceur sur toute cette vie, que de zones d'ombre! Cette immense innocence, cette immense virginité, qu'idéaliste adolescent on se rêve pour soi-même et que l'on revendique pour le monde entier! Il faut bien en faire son deuil.
Certes j'ai aimé. J'ai donné. Voilà tout ce qu'il y aura à dire pour mon pardon. C'est peu.
Pourquoi sommes-nous tous voués à être coupables malgré nous, et malgré nos idéaux?
Et nous avons bien ri aussi, bien cru, bien aimé, bien joui, même dans les brumes d'une mélancolie à demi. Avec toutes, avec tous, qui ne valaient pas mieux, ni pire.
Endeuillé aujourd'hui de ma propre noirceur.
Au tableau du Jugement dernier, je serai en bas à droite - très bas, très à droite - pour qui regardera le tableau
Et mes images! Tentatrices et démoniaques, licencieuses ou spoliatrices... Et ces autoportraits à la place de la tête de Christ, ces femmes lascives et déjà dénudées au lieu des madones et des martyres saintes. Ce noir au lieu de la lumière divine, profanateur.
Ah ! Que l'on m'exécute sans tarder! Et devient-on jamais meilleur?
Mes nuits m'empêchent de dormir.
[...]
Des mots comme des vagues, des vagues de mots écumantes.
Abisko. .
Voie Royale.
Une rivière torrentueuse, un sentier ;
Douze jours de passés, trente-six films. Je continue de m'imposer mon rythme.
Les arbres nus, le ciel gris, le paysage dur.
La purée est aussi froide que le café qui est aussi froid que l'eau qui est aussi froide que l'air. Comment travailler et vivre de ce temps-là? Le duvet, la tente, tout habillé. 2° ce matin à l'intérieur, sorti enfin vers midi, la pluie se calmant. Premières neige. Depuis le début de l'après-midi je la guettais sur les cimes des montagnes alentour qui se parsemaient de blanc. Cueillette et régal de myrtilles.Le 09 octobre,
Abisko Östra. .
Tout sèche à l'intérieur de cet abri opportun.
La neige cette fois n'a pas fondu. -5°.
Perdu mon viseur. Avec le froid les gestes sont moins précis, un peu gourds.
C'est une tente givrée que j'ai ramenée ici, l'eau gelée dans la gourde, et les lacets. L'eau ruisselant de la couverture de survie, condensation de la respiration.
Dormi par bribes, régulièrement réveillé par le froid.
Rêve du duel avec le Diable
Ce projet est trop intensif. Inhumain. Limite sur un paysage limite.
VISAGES a fait penser Ronald à L'Etranger de Camus : un homme qui a vécu des choses très dures mais ne peut pleurer, pour qui il n'y a pas de Rédemption possible.
Ce second voyage, cette seconde « campagne » de prises de vues, je me sens moins dans l'esprit du projet itinéraires voyage/solitude/errance. Je me polarise surtout sur le problème du paysage, j'ai beaucoup de mal à faire des autoportraits, je n'en ai pas envie. Je ne me sens plus dans ce propos. Peut-être à son tour le voyage m'est-il devenu étranger, indifférent.
Quitter Abisko ne me fait ni chaud ni froid.
Kermi. .
Les enfants font du vélo sur les rivières et de la glissade sur le golfe de Bosnie.
Kemijärvi. .
Le ciel est blanc. Rhume. Quitté les Ténardiers. Je me traîne dans la neige, enfiévré, le flash défaille de froid. Je suis las. Je voudrais que l'on vienne me chercher. Envie de tout abandonner sur place au milieu de la neige, tout planter là, et moi-même. saturation de la neige à perte de vue sur les lacs gelés.
Je regarde Visages et les premières photos d'Itinéraires. Je trouve le tout complètement déprimant.
Le 20 octobre, Kemijärvi. .
Le corps combat de chaud, de froid, du mal au crâne, de la peau sèche autour du nez, de nausées, de fatigue, de nerfs. L'esprit se révolte contre ce temps gâché, ce travail interrompu, cette perte de soi, cette incapacité du corps à répondre aux vouloirs, cette incapacité de l'esprit même à se concentrer sur un vouloir, à décider, à faire, à réaliser, à rendre concret.
Perte de temps, d'argent, de moyens.
Corps ramené sur lui-même, à s'éprouver lui-même dans cette incapacité, cette léthargie de lui-même, où émerge aussi, comme d'un frottement du corps sur lui-même, un immense désir d'étreinte.
Je me trouve ridicule, ici malade au fin fond de la Finlande.
Quand je marche longtemps seul sur la route, je retrouve des moments ludiques, enfantins, je chante, je joue au ski de fond, je parle à très haute voix. Il faut bien se tenir compagnie.
Marché sur le lac gelé.
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