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Jean-Claude Bélégou photographie et autobiographie DE TOUS LES JOURS (1996/1999)

 

de tous les jours

 

De 1996 à 1999 je me consacre à un cycle photographique autour du corps et des gestes au quotidien  De tous les jours dix-sept séries dans une série correspondant aux dix-sept pièces ou lieux extérieurs de la maison - auxquelles il faut adjoindre la mer.

Les prises de vues, mises en scène, se sont progressivement structurées autour de chacune des pièces de la maison, donnant lieu à une construction complexe de l'ensemble mêlant diptyques, triptyques et polyptyques à un travail d'écriture rendant compte de deux histoires superposées : celle du lieu et celle de la relation au modèle.

Une femme est regardée au quotidien, le modèle mis en scène par l'artiste, spirale de la prise aux frontières transgressées. Images nourries des gestes de tous les jours, du rapport du corps au monde énigmatique des choses, aux espaces qu'il habite et parcourt, relevant la topographie de ses respirations, de ses pleins, de ses vides, de ses états d'être. Intime vérité de l'espace habité, telle qu'elle se manifeste au travers des gestes et des heures. Loin de l'histoire des histoires : l'existence quotidienne, et ses gestes traités comme les lieux d'un rite, élevés à leur grandeur secrète de cérémonial.
Altitudine.

Ce travail a été l'objet d'un nouveau livre publié en Mars 2001.

 

Galerie Pierre Brullé, Paris ;Centre Noroit, Arras ; Maison De L'art Et De La Communication, Sallaumines ; Musée Des Beaux Arts/Villa Steinbach, Mulhouse ; Espace Contretype, Bruxelles ; Galerie Pierre Brullé, Paris ; Mission Photo Pole Image, Rouen ; Ateliers D'arts Plastiques, Pantin ; Iufm, Amiens ; Area, Paris ; Galerie Pennings, Eindhoven ; Fotografisk Center, Copenhague ; Musée Rignault, Saint-Cirq-La-Popie.

De tous les jours, tirages argentiques 50 x 60 cm réalisés par l'artiste

 

 

DE TOUS LES JOURS

La bibliothèque.

A son arrivée, il y aura douze années à l'hiver, la vieille et très ample bâtisse, bien que libre de tout occupant depuis quelques années qu'il avait été délibéré par le Conseil Municipal de la mettre en vente, avait hérité de cette époque locative d'avoir été divisée en deux appartements superposés, ce qu'autorisaient les trois entrées indépendantes sur les jardins, dont l'une, ouvrant sur l'escalier, permettait de gagner directement l'étage.

Comme la maison n'appartenait alors en particulier à personne, puisque après avoir été propriété paroissiale, elle était devenue un bien public, il l'avait trouvée dans un état de délabrement intérieur assez avancé, une sorte de pingrerie ou en tous cas une volonté exprès d'économie avaient été source d'abandon, de laisser-aller, s'étant agi d'user les murs jusqu'à la moelle sans jamais avoir à en payer le prix. Néanmoins l'étage se trouvait avoir été mieux entretenu que les autres niveaux, ou en tous cas préservé, objet de menus travaux incontournables de sauvegarde, qui avaient pourtant ailleurs été contournés.

L'espace n'en était pas pour autant déchiré de ces affectations successives, il avait résisté de sa force claire et essentielle, et avait au moins évité les infamies de travaux dégradants. L'architecture avait tenu le dessus, la demeure était demeurée habitée par sa seule nécessité intérieure et sa destination première. La distribution rigoureuse de la brique orange et de la pierre blanche, la mesure régulière et stricte sur chacune de ses façades de neuf larges et hautes ouvertures, encadrant une porte-fenêtre elle-même surplombée d'une imposte semi-circulaire, le caractère évidemment néo-classique du bâtiment avaient continué de s'imposer. Il ne lui déplaisait pas que cette habitation eût été d'une façon ou d'une autre sainte par son passé, bien qu'il n'eût jamais supporté une seule seconde de subir les offices de l'église qui se dressait à quelques mètres, puisqu'il s'agissait précisément d'en faire un lieu consacré. L'édifice, qui avait traversé la révolution française, et dont l'architecture avait été par quelque chroniqueur local qualifiée de seigneuriale l'avait immédiatement ravi.

Ce qui à l'étage étaient présentement la bibliothèque et la chambre noire avait été primitivement une chambre à coucher courant d'une façade à l'autre - la cloison de planches instaurant la division des deux espaces n'avait assurément pas plus de trente ou quarante années, peut-être moins - avant que d'avoir été une cuisine et une salle à manger. C'étaient deux pièces revêtues à son arrivée d'un parquet flottant, dont on avait un jour recouvert le sol premier de torchis et terres cuites. Les deux fenêtres de la bibliothèque ouvraient plein sud. L'une de ses fiertés de jardinier était d'avoir réussi à y faire grimper un rosier Isabelle d'Astrée.

Un de ses rêves avait été sans doute celui d'une pièce dont les murs, du sol jusqu'au plafond, s'étendraient couverts de livres, revues et catalogues plus ou moins soigneusement classés, en diverses rubriques - philosophie, sciences humaines, littérature, Beaux-Arts - ou encore d'usuels - il affectionnait la taxinomie et toutes sortes de dictionnaires -, et, selon les rubriques, par ordre historique des oeuvres ou alphabétique des noms d'auteurs.

Les meubles composés d'éléments en bois, panneaux prédécoupés du commerce ou planchers usagés de récupération, qu'il avait assemblés et vernis, teintés d'un mélange d'acajou et de chêne, s'étaient additionné les uns aux autres au fil des années, et la dernière fois, dans le repli laissé par la cheminée jusqu'au mur de façade, lorsqu'elle était venue emménager. C'était en juin dernier. En sorte que deux des murs blancs étaient couverts de livres, le troisième largement occupé par les fenêtres.

Cet espace protégé de mots et d'images, qui semblaient avoir été sollicités pour conférer quelque sens aux choses, et pouvaient donner le change, lambrissé de toute l'épaisse largeur providentielle de cartolines et de papiers des ouvrages debout les uns au côté des autres procuraient à cette pièce un caractère bienfaiteur. C'était donc ici qu'il venait écrire le plus souvent, tapant sur le clavier d'un ordinateur disposé sur une petite table de chêne, les lexiques à portée de main. La machine lui servait également à archiver ses images et faire une menue comptabilité.

C'est dans cette pièce qu'il l'avait d'abord photographiée le premier jour, mais aussi dans celle-ci qu'ils s'étaient, par une nuit de pleine lune, aimés la seconde nuit, sur le lit qui occupait le quatrième mur à côté de la porte d'entrée, avant qu'il ne la transportât, nue dans ses bras, jusqu'au lit suivant dont le coucher était meilleur. Elle avait été son dernier modèle, la première qui l'eût emporté et réussi à le faire basculer hors de la sacro-sainte règle de n'y pas toucher.

Elle venait maintenant souvent y lire, étendue.

Le bureau.

Face à l'entrée de la bibliothèque, les deux pièces séparées par un corridor adjacent à un débarras qui abritait ses archives, se trouvait la porte du bureau, dont les fenêtres, vingt carreaux chacune, ouvraient à l'autre extrémité de la façade en une ordonnance symétrique. Celui-ci était contigu à ce qu'il était convenu d'appeler la chambre nord, les deux pièces cloisonnées par une vieille paroi de lattis et torchis qu'il avait dû réparer, et en partie crépir, à son arrivée. Cette distribution ménageait dans le bureau, qui avait dû primitivement être une chambre, et pouvait encore en faire office puisqu'un second lit s'y trouvait, une alcôve. On pouvait aisément repérer sur les boiseries restantes qui la surmontait, les traces d'un cabinet de toilette qui, à l'extrémité d'un lit alors plus court, avait dû primitivement exister.

On retrouvait, contre le mur de pignon, une cheminée ; comme dans la bibliothèque un miroir y prenait appui qui avait été rapporté, l'espace la séparant du mur de façade étant occupé par un placard qui semblait d'origine. Le restant du mobilier était constitué par une chaise dactylo, une grande table de travail de sa fabrication, résultat progressif de la transformation d'une rudimentaire porte posée sur des tréteaux en un meuble comportant deux tiroirs et un plateau vernis, et habillé d'une parure de cuir vert : sous-main, lampe, éphéméride, étui à ciseaux et coupe papier, boîte à crayon. Un téléphone s'y trouvait. C'était ici qu'il travaillait sur les photographies, manipulait les épreuves, regardait les planches tirées par contact, agençait les dossiers, les projets.

Le sol de cette pièce était une dalle de béton coulée sur des poutrelles précontraintes, car il lui avait fallu jeter bas la poutre de chêne qui - il ne l'avait découvert que les habillages de lambris démontés - balançait dans le vide incertain de la chambre du dessous, son extrémité pourrie par les infiltrations des pluies dans la brique poreuse. Une moquette masquait provisoirement la raideur et la froideur de ce matériau contemporain et anachronique avant qu'il ne pût être de nouveau revêtu d'un parquet. Mais ce qui habitait cette pièce était peut-être plutôt ce qu'elle ne contenait pas que ce que l'on y rencontrait - et encore : un lampadaire halogène, des angelots napolitains au mur - elle était essentiellement vide et disponible à toutes sortes d'activités comme de regards.

Dès lors qu'il avait exécuté dans la bâtisse tous ces travaux de remise en état et de confort, et s'y était initié en les exécutant : mise en oeuvre de ciments, bétons, plaques de plâtres, isolation, remplacement de menuiseries et vitrages, électricité, plomberie, ses autres activités, à la mesure des difficultés et parfois des craintes qu'il avait éprouvées, lui avaient semblé plus faciles, y compris ce qui relevait de la création même, et d'une certaine façon plus légères à vivre. Le corps avait souffert souvent à ces travaux manuels qui ne toléraient ni faiblesse ni erreur, la sanction en était immédiate.

C'était ici qu'il avait noirci les pages des premières lettres qu'il lui adressât après leur rencontre, c'était ici qu'elle-même dorénavant chaque matin rédigeait depuis qu'elle s'était mise à écrire.

Le corridor.

Le corridor était un rectangle blanc juste déformé par le passage du conduit de cheminée qui montait depuis le salon en ligne droite, espace sombre, bien qu'éclairé par une porte vitrée donnant sur le palier, et un châssis fixe à l'autre extrémité du même mur à hauteur des marches qui de l'autre côté continuaient jusqu'au grenier. Quatre autres portes permettaient d'accéder, en se tournant dans le sens des aiguilles d'une montre, à la bibliothèque, au débarras archives, au bureau, à la chambre nord. On accédait à la chambre noire directement du palier de l'escalier, ce qui renforçait la conviction que le cloisonnement de cette pièce obscure n'était pas d'origine.

Il abritait seulement une crèche d'église, ronde bosse d'un seul bloc de plâtre peint, remontant sans doute à la fin du siècle dernier sans valeur autre qu'affective. C'était la seule statue qu'il avait gardé dans l'ancien presbytère, les autres, dont une séduisante vierge, ayant été récupérées par les paroissiens peu de temps avant son installation. Il demeurait encore les ailes d'une colombe du Saint-Esprit, et quelques uns des rayons divins qui en avaient émané, en bois doré. Le corps même de la colombe s'était égaré.

La chambre noire.

Les baies en étaient occultées par des volets intérieurs de bois, mais afin de ne pas rendre ces ouvertures aveugles, des miroirs apposés contre les vitres reflétaient au nord le ciel, de sorte qu'il n'y eût aucun regret que le soleil n'y pût pénétrer. La porte prenait en face de l'escalier, il avait fallu la remplacer pour qu'elle fût étanche à la lumière, elle était doublée côté palier d'un épais rideau noir. Une seconde porte ouvrant en principe vers la bibliothèque avait elle été condamnée, on pourrait la rouvrir un jour, mais il faudrait alors déplacer des matériels d'un côté et des meubles de l'autre.

L'essentiel des travaux qui y avaient été faits, outre de la rendre rigoureusement occulte, et les ouvrages d'isolation et de doublage de murs ou cloisons auxquels il avait été procédé dans la totalité de la maison, avait consisté en équipements de plomberie, s'agissant d'amener l'eau chaude et l'eau froide, et de leur permettre de quitter la pièce, sans pour autant utiliser les tuyaux de plomb puis de Fibrociment traversant à même les quarante-cinq centimètres du mur et s'écoulant librement au coin du pignon qui, lorsqu'il prit possession des lieux, avaient été inconsidérément posés par les derniers occupants de l'étage et qu'il avait aussitôt démontés.

Elle avait donc été cuisine. Les traces d'un poêle également subsistaient, elle était maintenant chauffée par un radiateur électrique à bain d'huile, c'était la seule pièce maintenue à vingt degrés centigrades pour les exigences des chimies. Il ne lui avait encore semblé ni opportun après diverses études qu'il eût fait faire en ce sens, ni même tout à fait convaincant après en avoir calculé les coûts d'investissement puis de fonctionnement, de poser dans la bâtisse le chauffage central. Comme évidemment il n'avait pu mener de front tous les travaux à la fois, et bien que l'urgence de son usage s'en fît sentir, une année et demie s'était écoulée, avant que la pièce ne fût aménagée et que les premières photographies puissent y voir un jour relatif.

Ainsi que la bibliothèque, mais pour d'autres raisons - doublage des fenêtres qui non seulement renfermait la pièce dans le noir inactinique mais encore l'isolait définitivement de toutes autres sensations pouvant provenir du dehors, absence de repères temporels hormis le rythme mécanique du chronomètre mural et de l'écoulement abstrait du compte-pose électronique, espace resserré des murs blanchâtres autour des lueurs rouges ou ambres inactiniques et du faisceau blanc intermittent de l'agrandisseur, jusqu'au bruissement sourd de cascade des lavages d'épreuves dans les bacs et éviers de matière plastique - c'était un espace feutré.

Ainsi l'étage englobait l'ensemble des pièces de travail, qui pouvaient aussi à l'occasion servir de chambres d'amis, ou permettre de changer de lit au gré des désirs. Il avait voulu ainsi ordonner espace et temps dans la grande demeure, diviser les jours et les nuits, les heures et les saisons, les faces du quotidien.

Elle n'entrait que rarement dans la chambre noire, sauf certaines fins de journées pour y découvrir les nouvelles images qu'il avait faites d'elle, et l'aider à les passer dans la grande sécheuse rotative au cylindre de chrome.

La chambre nord.

La petite pièce, douze mètres carrés, avait la forme d'un L, son extrémité en étant rétrécie par l'alcôve du bureau attenant. On y trouvait encore un lit, mais celui-ci n'était que pour une seule personne, c'est dans ce lit qu'elle avait dormi le premier soir avant qu'ils ne fussent amants. Mais il n'était pas exactement à cet endroit, il l'avait alors précautionneusement exilée au rez-de-chaussée.

Il arrivait évidemment que les choses eussent bougé de son fait depuis les douze années qu'il était là. Ainsi la bibliothèque même n'avait pas toujours été bibliothèque, mais durant quelques années extension diurne de la chambre noire pour les travaux de finition, la porte de communication de la cloison de planches ayant alors été rouverte. Ce qui était actuellement le bureau avait alors également abrité les rayonnages de livres de revues et de catalogues. Mais ayant cessé pour des raisons diverses et obscures durant quelques années d'utiliser la chambre noire, il avait finalement reconsidéré l'espace que cette activité occupait dans la bâtisse et décidé de le ramener à ce qu'il estimait de plus justes proportions, tandis que la part libérée allait lui permettre de se répandre davantage en papiers livres et tables.

La chambre nord avait été de son fait la réunion de ce qui avait enveloppé à la construction deux plus petites pièces : une première dans laquelle on accédait depuis le corridor qui semblait n'avoir toujours servi que de chambre, sans qu'il sût à quel usage et pour qui - peut-être un domestique - la seconde à sa suite, dont les lattis semblaient n'avoir jamais été habillés, de cabinet de toilette ou de petit débarras. Il en avait abattu la séparation.

Le soleil n'entrait que rarement, et seulement quelques uns de ses rayons les fins de journées d'été. On y jouissait en contrepartie d'une vue rassérénante sur le verger et plus loin sur ce que les cultivateurs appelaient ici la plaine.

Depuis qu'elle était arrivée sortant de l'auto ses sacs et ses valises, la chambre nord, parfois dénommée la petite chambre en opposition à la grande chambre à coucher du rez-de-chaussée, servait exclusivement de dressing-room, tout l'espace arrière de la pièce avait récemment été doté de vastes placards dans lesquels d'amples penderies furent aménagées, sauvant ces ameublements et la pièce d'une utilisation jusque là hésitante et incertaine, d'une sorte de mise en sommeil.

La table à repasser aussi s'y trouvait qu'il était commode d'avoir à portée de main lorsqu'on retirait les vêtements des cintres.

L'escalier.

L'escalier est dans une telle bâtisse une artère vitale.

On ne louera jamais assez l'étendue de la félicité que procure dans la circulation d'une maison l'architecture des marches, la mesure réfléchie de leur pas, le calcul minutieux et savant de l'élévation des contremarches, la considération de l'inflexion du virage à mi-étage, et jusqu'à la contemplation du dessin du nez. Celui-ci, en chêne, avait été construit à la française structuré par un limon courbe, doté d'une main courante sans décrochement ni rupture, les marches suffisamment larges pour s'y croiser sans encombre ou passer meubles ou caisses. S'il eût pu être affublé de quelque qualité spirituelle on eût pu dire que c'était un escalier intelligent.

Mais un escalier n'est pas un passage anodin, il sépare et organise la répartition des niveaux d'habitation, il oppose, il classe. L'emprunter est passer d'un univers à un autre, quiconque n'est pas admis à le franchir, toute maison à étage suppose un ordre particulier. Cette hiérarchie n'était pas ici tout à fait celle coutumière, de pièces utilitaires et d'accueil que surmonte l'univers plus confidentiel de chambres, mais entendait opposer et superposer le lieu de l'oeuvre à la catégorie séculière de l'habitation coutumière. L'ordre du presbytère avait été ainsi renversé, mis cul par-dessus tête.

C'était en bas qu'il vivrait mais en haut qu'il travaillerait. Ainsi en tous cas s'était-il formulé les choses lorsqu'il choisit d'acquérir l'édifice, et c'était pour ne pas que se mêlent et diluent les deux espaces l'un dans l'autre qu'il avait voulu ces degrés.

Il avait même imaginé alors qu'il aurait pu se rendre à l'étage chaque matin et en redescendre chaque soir son ouvrage accompli, comme on se rend au travail ou à quelque office. Certes, et par bonheur, son caractère plus conflictuel et tourmenté qu'il n'apparaissait lorsqu'il nourrissait de tels fantasmes d'une vie régulière et rassurante, le fit échapper spontanément à un aussi navrant dispositif maniaque et chronique.

Il n'en restait pas moins que toute création se faisait en haut.

Elle fut la première qui bouleversât ce semblant d'ordre, la première qu'il photographiât autant en bas qu'en haut, désireux de se réconcilier peut-être lui-même avec la jadis rêvée <<belle totalité>>. Mais ce fut par le haut qu'il débutât.

De l'étage l'escalier se poursuivait jusqu'à un vrai grenier, mais ce dernier niveau en était encore resté à peu près à son état prosaïque premier. Hormis la charpente que l'on pouvait y contempler, c'était demeuré un endroit sans vie, une sorte de chantier indéterminé.

C'est à sa volée, mais aussi à son envolée, que se mesure un escalier.

La salle à manger.

Durant les années qui, bien après l'usage primitif de l'édifice, séparèrent l'époque de la location en appartements de l'exécution de la vente, le rez-de-chaussée avait en fin de compte été affecté par la Commune à faire usage de foyer pour les Anciens du village. Ils venaient y jouer aux cartes ou aux dominos, ce qu'attestaient les bancs, tables, portemanteaux, mais aussi l'aménagement d'un sas avec double porte pour y accéder du dehors, qu'il avait vus en place lors de sa première visite, un an avant l'acquisition.

Cette pièce était la seule qui reçut la lumière de trois côtés à la fois : du sud par ses fenêtres, du nord car elle n'était séparée de la cuisine que par un demi-mur, de l'est puisqu'il avait en fin de compte substitué à la vieille porte de planches du presbytère, percée d'un judas, une porte vitrée dans sa partie supérieure.

Un carrelage d'après guerre jaune granité, et froid l'hiver, cimenté à même le sol, délimitait la pièce.

L'âtre, lors de son installation méconnaissable, pour une part ayant fait office de placards, pour une autre grossièrement bouché de silex et clos de planches, avait dû être repris de fond en comble avant de pouvoir de nouveau en faire usage au premier jour de Noël qu'il connût là. Depuis on ne l'éteignait plus de tout l'hiver, chauffant cette pièce ainsi que la cuisine attenante, il était suffisamment grand pour contenir des bûches d'un mètre. Le feu omniprésent ravivait l'espace de la morte saison, on y lisait le soir, les chats y passaient le plus clair de leur temps. On y faisait également quelques grillades.

Sauf le petit déjeuner qu'ils prenaient quelquefois dans la cuisine, ils dînaient dans cette pièce. Les meubles présents, table, chaises, buffet, lui provenaient de grands-parents. Une sculpture chandelier, qu'un ami artiste avait fabriquée et lui avait dédiée, d'acier - tiges crénelées, tôles vernis et percées, boulons - et de bois calciné, se dressait entre les deux fenêtres. Elle supportait sept bougies, ce qui avec le chandelier de laiton à quatre branches permettait d'illuminer grandement les trop longues nuits d'arrière-saison. Il en avait particulièrement joui certaines soirées où la fée électricité lui fut coupée.

Il y avait en outre sur une table basse un poste de radio et un répondeur téléphonique.

Le buffet abritait la vaisselle qu'il avait entièrement renouvelée juste avant que son ex-modèle ne s'installât avec lui dans la maison, de même qu'il avait refait les peintures. Sauf les intérieurs de fenêtres, les plinthes et quelques moulures d'un jaune paille qu'elle avait choisi, les deux pièces salle et cuisine étaient blanches.

Durant les repas, elle occupait presque toujours la place en vis-à-vis des fenêtres ouvrant à l'automne sur les arbres ventés du jardin. Il s'installait à l'opposite.

La cuisine.

Ce qui s'appelait maintenant cuisine n'avait été qu'une pièce habitée de souris vouées à quelque grignotage méthodique nichées dans une cloison de planches pourries, et qui la nuit venue migraient de la laine de verre d'un lave-vaisselle de passage aux pots de terre dans lesquels il essayait de forcer quelques graines à éclore contre saison.

Sur le sol défoncé de briques rouges et noires, avait reposé l'embase d'un évier cimenté encrassé, sur lequel venait couler le seul robinet qui existât, l'écoulement se faisant directement par un percement pratiqué au travers du mur de façade. Au mur dégradé était scellée une pompe japy qui en outre permettait de tirer l'eau du puits.

Outre la plomberie, il avait fallu refaire - peut-on même parler de refaire? - dans toute la demeure l'électricité, déposer les vieux fils d'étain courant dans leurs gaines métalliques, les interrupteurs de Bakélite, et satisfaire aux normes et exigences du confort moderne honoré maintenant par une pléthore d'appareils et robots ménagers.

Les trois chattes, que la présence de souris avait décidé à installer, liées entre elles par un singulier lien de naissance, puisque l'une était la mère des deux autres, y avaient là leur plat de croquettes à disponibilité, dont on s'efforçait de varier les marques, de la pâtée une fois par jour, un saladier d'eau ; et, à l'autre bout de la pièce, dissimulé sous l'évier, leur litière d'argile concassée. Patapon était la meilleure chasseuse, Téméraire la plus intrépide et Tartinette la plus sédentaire.

L'été elles allaient et venaient du jardin aux lits par les portes et fenêtres grandes ouvertes. Il n'était pas rare qu'elles ramènent sous un meuble un rat mulot ou un oiseau dont elles s'amusaient longtemps, comme dans une corrida, avant qu'elles ne les missent à mort et parfois ne les eussent mangés, ne laissant que quelques plumes ou une tête. L'hiver elles affectionnaient particulièrement le mouvement délié et la tiédeur des flammes.

Les peintures et aménagements avaient été d'abord dans son esprit liés au projet de prises de vues, mais ils étaient bientôt devenus le souci de leur chaleur, de leur harmonie : que cette maison cessa de n'exister que de manière fonctionnelle, et austère, pour acquérir une douceur, une lumière, une aisance.

Jusqu'à ce petit représentant de cuisines, qu'au hasard d'une prospection téléphonique il fit venir, qui leur présenta, comme en chaire, sur photographies couleurs de grand format insérées dans un press-book qu'il avait posé sur un chevalet, tournant à un rythme cérémonieux les pages une à une et qu'il retournait méthodiquement - c'était cette fois la face des façades contemporaines - repassant l'envers des feuillets tout aussi lentement, sollicitant leur avis, leurs goûts, leurs envies .

Mais sentant l'arnaque ils n'avaient pas donné suite à ces propositions.

Le salon.

Communiquant autrefois avec l'actuelle chambre par une monumentale double porte de chêne, et ayant formé avec elle la salle du Conseil Paroissial, la pièce rose ouvrait par une porte-fenêtre sur le jardin. C'était par excellence une pièce d'été lorsque l'air au-dehors était trop chaud et que l'on désirait jouir cependant de la présence et des parfums de l'abondante végétation.

On y écoutait aussi de la musique assis sur l'un des fauteuils de canne qui en formait le rare ameublement. Ici encore plus qu'ailleurs le vide semblait avoir été l'objet d'un soin attentif.

Les hauts plafonds de l'édifice augmentaient cette respiration et les volumes, les considérant il pensait souvent à cette phrase de Ludwig Feuerbach rapportée par Karl Marx : <<on ne pense pas de la même façon dans un palais que dans une chaumière>>. Il était persuadé que l'abaissement progressif des hauteurs de plafonds, entre autres lors de la grande vogue des économies d'énergie, était un signe de pingrerie de civilisation et de lésine de l'esprit.

Outre la chambre et le jardin, une autre porte permettait de gagner l'entrée nord et de là l'escalier ou la cave à laquelle on accédait par une trappe et une échelle.

On se servait quelquefois, dans les demi-saisons, de la cheminée saillante sur le mur du fond. Cependant une question circulatoire, encore non résolue, empêchait de l'utiliser simultanément avec l'âtre de la salle à manger, ce dernier à l'aspiration dominante attirant à lui toutes les fumées, qui couraient alors à l'horizontale d'une pièce à l'autre formant un brouillard irritant.

Le soleil, lorsque la traditionnelle dissipation des brumes matinales ou l'absence de la couverture nuageuse l'autorisaient, découpait, pénétrant loin à la basse saison, les ombres des vitrages sur le carrelage et sur les murs.

Elle avait passé son premier été souvent là assise au seuil des deux marches, sans pouvoir ni désirer les franchir, comme pour s'habituer lentement, hésitante, à la lenteur silencieuse de la campagne côtière, à l'écart des villes, sans oser s'enfouir dans la chaleur du jardin verdoyant hésitante devant l'humble déroulement des jours.

La chambre.

La chambre conjugale fut la seule pièce à avoir conservé, bien qu'ils eussent été fort détériorés ainsi que fenêtres et volets traversés de part en part de gros clous sauvagement enfoncés, parquets défoncés et décomposés, plafonds fissurés - toutes choses qu'il avait fallu entièrement remplacer) ses lambris de bois moulurés. Ils les avaient patiemment repeints lors de leur premier été ensemble, d'ivoire en ayant souligné les moulures de vert amande. Après quoi ils y installèrent un lit neuf, et de part en part du lit une liseuse.

Un imposant miroir au cadre doré sur le dessus de la cheminée, et les glaces de l'armoire, creusaient encore l'ample volume de la pièce, démultipliaient les rais de lumière.

Lorsque les pluies et les vents succédèrent à la chaleur estivale, elle abandonna les marches de pierre du salon pour se replier là prostrée sous la couette tout le temps que dura le premier hiver, ne quittant plus la chambre que pour les bûches en flammes.

Quelques soirs l'un ou l'autre lisait à haute voix une nouvelle ou le chapitre d'un roman, le reste de la nuit endormis lovés les corps enroulés, les têtes fondues.

La salle de bain.

C'était dans l'histoire de l'édifice un espace entièrement nouveau - il n'y avait pas seulement l'eau chaude à son installation et juste un cellier de terre battue, aux murs et plafond tapissés de cartons ondulés - qu'il avait construit et agencé de toutes pièces. Là aurait pu se résumer à elle seule toute la figure de l'irruption dans l'édifice de ce qu'il était convenu d'appeler confort et hygiène modernes. Il avait choisi avec un soin tout particulier les carrelages polychromes aux murs, et la ligne des mitigeurs à cartouches céramique sur le lavabo, la douche et la baignoire, il avait pour ces derniers opté pour un modèle allemand.

Une fenêtre ouvrait sur le jardin ; la salle de bain n'était pas seulement un lieu pratique, elle incarnait ce luxe simple cultivé à l'image de l'ensemble de la demeure. Non seulement elle abritait la nudité et l'apprêt soigneux des corps qui s'aimaient mais c'était aussi là que, dans l'augure de la toilette matinale, se prédisposaient les journées, que l'on s'abandonnait à quelque méditation, que l'on tenait de longues conversations intimes, mais aussi que l'on jouait. L'atmosphère qui y régnait n'était pas sans lien avec celle des thermes antiques.

Elle aimait le raser. Il s'abandonnait à ses gestes amoureux.

La lingerie.

Quel nom eut-il fallu donner à cette pièce qui réunissait la machine à laver le linge, une étente qui ne servait que l'hiver, les W-C, un lave-mains et enfin l'armoire à médicaments? Lieu de passage obligé des corps, pièce à double porte, cette dernière disposition permettant à la fois de se rendre directement de la chambre aux toilettes puis à la salle de bain sans avoir à passer par les couloirs froids de l'hiver, à la fois d'y accéder depuis l'escalier sans avoir à emprunter la chambre.

Transition obligée de la salubrité et des remèdes cherchés aux maux divers, réels ou imaginaires.

La cave.

Sans doute cette petite surface, idéale pour une cave à vins, juste de la grandeur de la cage d'escalier, comportait-elle un mystère, puisque l'un de ses murs, côté salon, était voûté et sans doute avait communiqué originellement, des visiteurs des artisans et des gens du village le lui avaient affirmé à plusieurs reprises, avec une autre galerie souterraine, qui pouvait être une autre cave ou un passage. La demeure avait été un haut lieu de la résistance cléricale.

Il n'avait cependant aucune hâte à vérifier ces affirmations et desceller les grosses pierres, dont certaines pouvaient sembler avoir été mises là à la hâte, et préférait entretenir le mystère du lieu. Il était évidemment tentant d'imaginer derrière cette maçonnerie grossière quelques squelettes, trésors ou chambre secrète, datant peut-être de l'époque d'intenses activités contre-révolutionnaires du presbytère, dont le prêtre en cure fut un temps contraint d'émigrer à Londres.

Pour l'instant il ne faisait qu'y entreposer ses outils et les fournitures pour les travaux qu'il n'avait cessés de conduire dans la bâtisse.

Il imaginait quelque fantasme profane avec elle dans cette cave.

Le jardin.

Rien, ni lys de la madone, Gants de Notre-Dame, arums, hysope purificatrice, pour orner les autels et honorer les vierges, ni savantes topographies à la française ornées de buis dont on détachait les rameaux, ni clairs dédales propices à la marche et à la lecture des textes sacrés, ni stations abritées vouées à la méditation ou à quelque entretien des âmes, rien. Rien n'avait subsisté du traditionnel jardin de curé que l'on eût pu attendre en un tel endroit. Seul un vieil if monumental qui faisait face à l'entrée de l'église et de l'ancien cimetière, quelques tilleuls. Pour le reste point de haies, point de fleurs, point d'aromatiques. Comme si la plaine profane avait tout rasé.

Il lui fallut tout apprendre sans avoir jamais rien appris, et tout travailler et semer, penser et dessiner à même le sol, sans avoir jamais touché la terre.

Son premier souci fut de clore l'espace, le protéger des vents et des pluies du plateau crayeux à niveau de falaise, mais aussi du monde, que ce dehors fut gagné aussi du dedans, qu'il pût l'habiter comme le dedans, et s'y projeter comme au-dedans. En faire son territoire, une terre élue. Il n'y voulait rien qui fut utile, il désirait que tout n'y fût que pour le seul luxe de la terre, des plantes, des oiseaux et des chats, des pas dans les allées, d'une vie nouvelle et incontrôlable.

Car si un jardin, ses parfums, ses feuillages, ses teintes, ses volumes, ses perspectives, se pensait, s'il se dessinait - mais il ne le dessina jamais -, s'il se projetait en esprit - et il croyait y reconnaître quelquefois les méandres de sa cervelle -, les plantes échappaient, bien heureusement, à toute administration : il y avait les variétés qui proliféraient, envahissaient, et celles qui stagnaient misérablement, les couleurs mêmes que l'on croyait planter étaient traversées et affectées par la terre qui les nourrissait, le climat qui les surprenait. Les floraisons que l'on imaginait coordonner s'entrecroisaient et glissaient au fil des ans. Ici des espaces se creusaient et là des espèces se bousculaient. Chaque printemps, chaque été, chaque automne était un étourdissement, non seulement une renaissance mais une mutation, une inconnue. Il y avait des morts, et il y avait des vivants, il y avait des disparues et il y avait cent nouvelles pousses migrées.

Il avait souvent imaginé pouvoir travailler, écrire dans ce jardin, il en fut toujours incapable, ici nulle concentration ne lui était possible, peut-être seulement lorsque tout serait devenu si dense, que les années en eussent fait une forêt de couleurs et de formes, pourrait-il s'y enfermer.

Elle seule sut en jouir comme en jouissent les bien-aimées, reposer et lire au soleil dans la flâneuse de toile, l'inviter à des petits déjeuners aux odeurs fraîches et sucrées des matins de leur été, partager promise le jardin cultivé.

Il se dévoilait ainsi dans les clos secrets des éclats nouveaux qui tantôt s'ouvraient et riaient, tantôt se fermaient et boudaient, qui étaient venues d'ailleurs et peu à peu, lentement avaient pénétré la terre et habité le territoire qu'il avait enceint précautionneusement.

Le verger.

Si le jardin d'agrément était sorti d'un champ d'herbe à vaches, et qu'il lui avait fallu gagner patiemment sur la pâture, le trèfle et la luzerne, particulièrement coriaces à faire s'évanouir, pour y tracer allées et parterres, c'était d'un potager rigoureusement et traditionnellement planté en colonnades monotones et fonctionnelles, traversées d'une allée centrale, alignées comme dans un cantonnement, réduit à l'étroitesse d'esprit du plus utilitaire, qu'avait, toute trace de ces cultures soigneusement expulsées, émergé lentement le verger. Pommiers, poiriers, framboisiers, groseilliers, cerisiers, pruniers mais aussi quelques arbustes aux baies oubliées tels que sureaux et arbousiers se mêlaient à quelques végétations ornementales, hortensias, cytise, arbre aux papillons, spirées, parsemées sur un libre gazon.

Les gelées blanches aimaient à s'y répandre l'hiver, les corps à s'y coucher l'été. On y faisait flotter le linge aussi au gré des éclaircies et des brises.

De l'autre côté du talus que bordait le chemin de l'église les angélus rythmaient la mesure des jours, et les cérémonies la lente cadence des saisons, quoique personne ne vînt plus tirer l'épaisse corde blanche du clocher depuis que le système en avait été mécanisé.

Cependant contre toute tentative d'extension des cultures fruitières et florales, une chèvre, - animal que l'encyclopédie, dans son édition de 1960, rend responsable de la désertification de certains plateaux méditerranéens et qualifie de nuisible -, d'une qualité morale et affective par ailleurs irréprochable avait sur cette part du territoire longtemps régné en maître, douée d'une qualité certaine d'expansion et mystérieusement apte à donner une élasticité non négligeable à la chaîne métallique à laquelle elle était, suivant l'expression, mise au tiers. Consacrée dans le principe à entretenir l'herbe qui avait remplacé les alignements de navets et poireaux, elle se délectait surtout à écorcer les arbres novices nouvellement plantés dans ce qui eut pu être un jardin d'Eden.

Mais comme elle affectait des mines d'ange, et nourrissait à chacune de leurs allées et venues quelque dialogue non dépourvu d'intérêt, ils prirent le parti réputé ardu de continuer de ménager la chèvre et le verger.

Et ce fut une ardente détresse que de la surprendre comme en enfer, couchée sur le flanc, l'oeil grand ouvert sur sa longue robe d'hiver, foudroyée en dedans, raide comme la mort, à l'aube d'une nuit de décembre.

Ils l'enterrèrent sous un arbre à l'écorce également claire que son pelage, un bouleau du Nord. Le reste de la saison n'en fut que plus obscur et glacial.

Ainsi meurent les animaux, les plantes et les hommes à l'ombre des jardins.

Le pré.

La portion du village dans laquelle se trouvait la demeure se partageait autrefois entre deux possessions principales : le Presbytère et son immense jardin d'une part, une ferme qui lui faisait face et ses terres attenantes d'autre part. Les deux propriétés avaient été, dans les années qui précédèrent son installation dans la bourgade, divisées en une série de parcelles qui avaient été vendues indépendamment les unes des autres, si bien que les terres de la demeure avaient été réduites du tiers, et celles de la ferme, dont toute exploitation avait cessé, divisées, selon un plan de succession et d'héritage complexe et conflictuel, en sept ou huit lots.

Le pré était issu de cette dernière division et il en avait récemment fait l'acquisition, cédant en cela non seulement à l'opportunité d'étendre le territoire, d'assurer la proximité d'une demeure animale, mais aussi se rendant à l'insistance et aux prières répétées de son propriétaire de l'époque, l'un des héritiers, qui voulait à tout prix, disait-il s'en débarrasser. Toutefois le lendemain même de la promesse de vente signée, ce dernier voulut se rétracter, ne cessant d'exercer mille pressions sur lui en ce sens jusqu'à ce que l'acte de vente fût de facto et par convocation d'huissier signifié et entériné.

Il demeurait que le pré ne jouxtait ce qui restait des terres de l'ancienne demeure cléricale que par un angle, et il ne dut de pouvoir ouvrir une allée permettant d'y accéder directement, et que selon les actes notariés il aurait "le droit d'utiliser à pieds, à cheval et en voiture" qu'à la bienveillance de son voisin immédiat qui accepta de céder cette servitude.

La traditionnelle formule était juste à propos puisque le pré était habité par une jument, un jeune cheval postier breton d'une taille imposante, qu'il avait voulue confortable pour aller cheminer à cru entre champs et forêts et même l'été jusqu'à la mer, où elle aimait nager.

L'animal, vaquant librement à l'herbe l'été, restreint dans un enclos à la morte saison et qu'il fallait alors nourrir soir et matin de foin et de grain, avait une marche sûre, un trot régulier, un galop lent mais puissant. Il n'était pas exempt de toute fantaisie et de quelques facéties. Il en connut quelques chutes dans les débuts qu'il la montât. Son irruption dans le village avait été l'origine d'une curiosité et d'une sympathie communes.

La première fois qu'il la photographiât avec l'animal elle n'en avait seulement jamais approché auparavant, mais il n'y eut nulle peur, que celle que la bouche puissante et fureteuse n'engloutît l'appareil.

Depuis elle apprit le délicat mélange de psychologie qui seul, dosant savamment persuasion, affectivité et autorité, pouvait permettre enfin d'établir la complicité rassérénante nécessaire et opportune pour mener sans trouble un animal doué d'une robustesse avec laquelle il n'était nullement question de vouloir se mesurer sur le plan d'un rapport de force, mais seulement d'une relation charnelle.

La Mer.

La mer n'appartenait évidemment pas en propre au domaine, mais bien que retirée de quelques kilomètres, et quoique remplissent leurs offices les haies et les murs, elle ne cessait jamais de faire sentir sa présence, alternant de ses flux et reflux éclaircies et averses, accalmies et bourrasques, édictant ses humeurs en ce plateau de craie et d'argile littoral qui la dominait mais sur lequel sans conteste elle gouvernait.

L'été on se rendait au pied des falaises de craie, empruntant les routes bordées de céréales, les chemins étroits, descendant les valleuses ravinées, gagnant les grèves de silex polis. Puis ayant le temps des premiers bains lutté contre la froidure de l'eau, s'étendre en elle et rompre les corps côte à côte au bris des vagues fraîches, flotter au gré du sel, nager droit vers l'horizon nu et disparaître soudain en son fond pour une brève plongée ; s'en échapper enfin et reposer sur les plages de galets, avant que de regagner les jardins intimes.

 

Si le domaine était clos, l'immensité océane en était à deux pas qui lui faisait écho.

 

Jean-Claude Bélégou

 

 

 

 

 

" Le vrai lieu tout au contraire, qui se nourrit des mythologies fondatrices de l'axis mundi sans se réduire pour autant à un enracinement dans le sol dont on connaît les dérives idéologiques, est ce lieu d'élection dont un corps fait son territoire, où, jour après jour, il conforte son identité. C'est en ce sens que le dernier cycle photographique de Jean-Claude Bélégou, De tous les jours, se veut une méditation heureuse sur le fait d'exister là, chaque jour, patiemment. Humainement. Mais s'il s'agit bien ici d'un <<livre d'heures>> tenu au plus près du quotidien, le banal n'est jamais livré brutalement, dans son atonie et son intrinsèque pauvreté : c'est un banal rédimé, transfiguré, chaque objet, chaque geste se voyant pourvu d'un sens qui vient éclairer l'entêtante opacité des choses. Davantage encore : tout ici fait sens autour de l'Autre, la femme, dont les gestes scandent le quotidien, et dont tout ce qui advient par elle, jusqu'au plus humble - repassage, toilette, lecture, jardinage, etc. - conquiert une intime nécessité.
A l'inverse de ce qui se joue chez ceux qu'on a pu nommer les photographes du banal, la sublimation du quotidien est ici certes difficile, mais elle est encore possible, encore espérée. Du même coup, le nihilisme de la banalité se voit relevé par la quête, infime et cependant obstinée, chaque jour réactivée du sens. De tous les jours énonce ainsi comment survivre à la lourde, lente répétition des jours et des gestes, des us et des saisons. Comment enfin inventer un lieu où vivre."

Dominique Baqué, Art Press n° 247, architectures intimes.

 

 

De 1996 à 1999 Jean-Claude Bélégou constitue, dans une obstination compulsive, dix-sept séries de photographies, répertoriant les gestes quotidiens d'une femme dans chacune des pièces de la maison qu'elle habite. Ces images ne sont pas arrachées à l'improviste : il s'agit là de mises en scène et de recompositions en fonction d'exigences esthétiques ouvrant sur une intentionnalité bien différente que la prétendue - et fort à la mode - prise sur le vif, prise du quotidien.

Liée à la magie de la mise en scène, la saisie en abrupt nous permet de suivre au plus près l'itinéraire quasi initiatique de la femme égérie en ses actes journaliers.

Pas plus que la littérature, la photographie ne doit prétendre à raconter le réel, le penser, feindre une symbiose et conclure à son sujet. Sans quoi l'une et l'autre ne seraient rien sinon ce "mensonge énorme autant qu'éphémère" dont parle Giorgio Manganelli. Bélégou l'a compris : il le sait presque instinctivement. Malgré le titre "De tous les jours", le réalisme dont beaucoup de photographes se gargarisent n'est pas son fait. Car ce qui l'intéresse ce ne sont pas les leurres d'une re-présentation mais le théâtre photographique où la femme représente un identificateur sans identité. Ce qu'elle accomplit et qui est retenu dans l'instant photographique reste nimbé d'incertitude comme si nous entrions dans une sorte de fiction zéro. Le voyeur en conséquence sera pris dans ce que Beckett appelait un fiasco, car rien ne sera donné du corps que sa fuite ou plutôt son effacement.

C'est pourtant à travers l'effacement que soudain l'émotion la plus forte apparaît. En cette lumière qui meurt, dans cette lumière constamment à la lisière du nocturne, quelque chose remonte de notre stupéfaction et de notre incompréhension. C'est pourquoi la photo de Bélégou séduit mais de manière étrange : elle ne flatte pas la mimesis, elle joue plutôt comme un mur. La femme renvoie celui qui regarde à sa solitude. Cette intimité montrée, évoquée, ne peut être de partage. Comme si par cette expérience de rupture entre intimité et solitude, le photographe "déclivait" l'image de ses effets habituels. Aussi, ce qui est affirmé-présenté demeure à l'état d'énigme.

D'autant que la femme joue - puisque d'une certaine manière c'est le pacte du projet - une comédie. Pourtant l'enjeu de celle-ci vient prendre à revers les standards à la mode du temps dans la saisie de l'intimité. La prise à laquelle se soumet le modèle n'a rien à voir avec les pseudos-jeux de la vérité qu'incarnent désormais divers avatars de l'émission planétaire Big-Brother, émission dans laquelle une série de caméras "invisibles" traquent les candidats à l'effraction de l'intime, en une mascarade, une "couverture" qu'ils proposent à eux-mêmes et à un public plus voyeur que jamais. A l'inverse, derrière la falsification de ses mises en scène Bélégou ne recouvre rien : il dévoile à tous les sens du terme mais pas forcément comme l'oeil désirerait que ce dévoilement ait lieu. Nous sommes dans cette extinction des effets de miroirs car quelque chose résiste : la photographie signifie par l'interrogation qu'elle propose, et non par ce qui est donné à voir. On comprend mieux ce qu'on ne comprend pas, ce qui nous échappe : cette part de l'autre à jamais inaltérable et qu'il faut laisser comme telle, qu'il faut laisser intacte. La solennité apparente qui préside aux poses n'a plus ici de rapport avec la simple valorisation du corps. Certes la photographie chez Bélégou ressemble par certains aspects à une image pieuse, votive, "icônée" : chez lui ce que la femme accomplit même dans ses gestes les plus simples et répétitifs tient du cérémonial. Mais surgit un décalage : des actes rien n'est véritablement donné à voir et la photographie crée, par ce cérémonial sans fin, un abîme entre la situation que la photographie tente de capturer et celle où elle est insérée.

Dans le nouveau théâtre du photographe il n'existe plus de décor : un rayon de lumière, la femme en suspens, en sustentation dans ce rayon suffisent pour signifier ce que Bélégou veut faire surgir. Un monde du presque sourd et du quasi muet s'ouvre. C'est pourquoi chez l'artiste les "portraits", les "instantanés" peuvent être lus comme des natures mortes. Bélégou cherche en son modèle la magie, cette magie auquel l'artiste ne peut donner de réponse, de conclusion : il ne peut que la suggérer. Demeure cette insurrection magique du corps qui ne se limite pas à "l'insurrection des organes" dont parlait Bataille. Ce que cherche en effet Bélégou tient sans doute de l'ordre de la déconnexion du corps de tout référent symbolique. Le corps doit être rendu à cette opacité qui nous permet de mesurer l'écart entre lui et celui qui le regarde.

Le photographe crée une trajectoire inhabituelle du regard vers le corps. La série "De tous les jours" le décale, l'estompe. Le regarder revient à ne presque rien voir. Le mystère n'est pas éclairé. Simplement il est présenté en un état de perception d'intensité exceptionnelle, et l'image déploie une rythmique étrange, sensorielle afin de faire sentir un vide, une perte de repères, un manque. Restent un dénuement extrême, une attente, un éloignement des apparences car l'image, chez Bélégou, possède une nécessaire inconsistance, la spectralité à peine visible empêche d'y plonger pour nous noyer dans un leurre de représentation.

Dès lors la fonction théâtrale de la représentation photographique ne consiste plus à montrer en quoi consiste le fait d'être là au moment où la femme, au bord de la disparition, devient, pour reprendre la formule du Mal vu mal dit de Beckett, "moindre, toujours moindre, sans disparaître". Quelque chose est à voir, encore à voir mais sous la photographie au moment où celle-ci n'est plus prétexte à une ornementation, à une dramaturgie, ou à un effet de réel. La femme apparaît tel le nécessaire spectre qui limite le champ visuel de celui qui regarde comme de celui qui la capte à travers la camera oscura à un espace scénique réduit au minimum, laissant la majeure partie de la scène dans le noir. Ne restent que ce silence, que cette dernière musique susceptible de "montrer" moindrement, a minima.

Dans la série "De tous les jours" l'art se situe en un point limite : au plus près de l'intime, il ne tombe jamais dedans. Il y a perfection pure et déception pure. La fracture proposée n'est pas celle que la photographie feint le plus souvent de présenter : elle déplace le spectateur, le dérange et change son point de vue, ses points de repères. Et si apparemment il n'existe plus de frontières entre l'art et le quotidien, toute une interrogation est proposée sur la relation de l'oeuvre à ce quotidien. Ce qui en est restitué n'a rien à voir avec un fantasme de réalité. C'est pourquoi sans doute, sans cette feinte, sans non plus que la photographie nous fasse une douceur, une partie de notre image nous est restituée. Les photographies de Bélégou sont donc des murmures insidieux, elles montrent par la présence une absence, au moment où ce qui se ferme sur le visible, en s'abrasant sans cesse par le quotidien, retrouve une issue. La photographie au coeur même de la proximité, par ce trop de proximité, est un ailleurs : on n'est plus dans un croire, un croire entrevoir. La photographie n'est plus "cette algue où se perd le réel" (Bernard Noël). Et s'il suffisait d'un rien pour que ce visage qu'on regarde fasse partie de notre propre quotidien, que le regard du photographe soit le nôtre, ce rien crée une distance irréductible. Aussi la photographie n'est plus cette mauvaise fée, celle qui fait de nous la victime d'un sort. Par son saut suspendu (dans le vide) peut s'identifier un parcours. En cela l'image, chez Bélégou, n'est pas réductrice de tête et de rêve. Il ne faut donc pas la chasser mais revenir à elle pour revenir à nous. Humaine trop humaine.

Jean-Claude Bélégou n'est pas - il ne l'a jamais été - débiteur du quotidien. Son but n'est pas de chercher à entériner le réel - un défi ou un leurre que ne peut soutenir la photographie sinon pour un naïf. Pour Bélégou, la prise photographique  met l'accent sur le lien, sur le regard que porte le photographe sur son modèle, mais aussi sur le lien et le regard que porte la femme-modèle sur celui qui tente de la capter.

Dès lors, la question que pose ce cycle est la suivante : ne faudrait-il pas regarder "De tous les jours" comme une fiction qui, par une poussée insistante de l'imaginaire du photographe, et derrière le réel, travaille le fantasme du corps (puisque c'est de lui en premier qu'il s'agit) pour produire une autre issue, une histoire bien différente de celle que le réel capté pourrait donner l'impression de lire ? On sent en effet que c'est le lien invisible unissant le modèle et le photographe qui avive les images. Les corps, celui que l'on voit, mais aussi celui qu'on ne voit pas - celui qui photographie - y passent pour les nourrir. Ce face à face du photographe et de son modèle crée ainsi une tension qui n'a rien de psychologique mais demeure esthétique, tension créée par l'attention que le photographe porte à son "sujet" et que le sujet porte au projet du photographe, un genre d'apparition d'images à l'encontre de tout code admis dans une telle prise.

Mais il y a plus : par l'effet de tension ne serait-ce pas une lettre d'amour qui ne s'écrit pas qui apparaît? Dans la littéralité hors-sexuelle de l'image (il n'y a pas ici de rapports amoureux), par le regard porté par Bélégou sur son modèle la photographie se fait enclencheur d'amour. Intimiste la photographie ne sera donc jamais intime, on ne peut à travers elle percer le mur de l'altérité. Dans cette proximité captée - mais dont l'effet captivant est comme rejeté en second plan - se crée ainsi à la fois un éloignement pour le regardeur et une demande chez le photographe.

Surgit ainsi un double mouvement suffisamment rare pour être souligné. A l'esquive du sexe répond un désir d'autant plus coruscant qu'il s'étend dans le temps (les trois années de la série) mais un désir que le regardeur ne percevra jamais ici que par un vide. D'une certaine manière il ne retiendra qu'une absence dont il ne saura rien, dont il est exclu. Existe ainsi non seulement, à travers ce quotidien et par la nature de ses dispositifs et de ses mises en scènes, une dérive de l'effet de réel mais aussi une dérive du corps au seuil de sa proximité. On est en conséquence saisi - et le jeu des séries n'y est pas pour rien - par ces creux et ces vides qui habitent (habillent) la photographie et ses montages. Car si la femme est là omniprésente, en plans rapprochés (pour faire simple) n'est-elle pas tout compte fait avant tout la figure du manque? N'est-elle pas l'impossible atteinte tant pour le spectateur bien sûr que pour le photographe qui demeurera à jamais étranger à son mystère, qui butte sur quelque chose qu'il tente de capter mais que la femme, même si elle se prête au jeu de la capture, retiendra nécessairement.

De la sorte l'intrigue photographique et son maillage sériel échouent - superbement - à dire ce mystère. Mais ils font mieux : ils le retiennent sans pouvoir en dire plus. Ainsi on est devant, et non dedans, à la charnière entre l'oeil du photographe et un corps qui parfois nous regarde comme il regarde le photographe. Mais nous demeurons tiers à leur histoire, histoire à la fois verrouillée, à la fois ouverte, dans une mise en scène qui marque l'aire d'un jeu. Un double rapport se joue sur deux modes peut-être antagonistes liés cependant à un même fil insécable : celui qui unit l'ensemble de ces photographies où le modèle se cramponne à son propre corps et où le photographe tente d'en esquisser les limites, même s'il ne peut que désespérément tourner autour de l'énigme de ce corps habité au moment où dans ce face à face, où dans cette recherche, le spectateur débouche sur la béance d'un réel qui, au lieu d'être donné pour solde de tout compte, "s'indécide". La photographie ne laisse alors d'autre issue que le vide là où sont réunis non tous les appendices du réel, mais tous les interstices d'un possible qui reste, au sein de la banalité saisie, une énigme. Ce vide "De tous les jours" en est aussi bien retour que capture, il est autant fermeture sur le fantasme qu'ouverture sur une image léthéenne du monde.

Jean-Paul Gavard-Perret, nécessaire défaut de la réalité ou la lettre d'amour qui ne s'écrit pas, préface au livre De tous les jours.

 

 

 (...) "Le photographe français Jean-Claude Bélégou a cherché à photographier dans "De tous les jours", la réalité et l'existence d'une femme dans la vie quotidienne, approchant une vie, dévoilant la valeur d'existence celée dans cette réalité. L'artiste traverse le quotidien, fait retour vers sa banalité tout en la dépassant pour révéler le sens d'une existence.

Combinant la photographie et l'écriture, qui à la fois se complètent et demeurent autonomes, il a d'un côté poussé à l'extrême les images photographiques, de l'autre, par l'écriture, révélé en arrière-plan la culture et l'histoire des ces espaces existentiels que sont les lieux habités. Cette confrontation est difficile tant il est nécessaire de maîtriser les rapports entre les deux éléments pour que chacun puisse être développé à son maximum, sans que les images deviennent des illustrations de l'écriture ou l'écriture une explication des photographies, l'une comme l'autre dans ce cas, devenant impure. Bélégou a su mener à bien cet édifice.

La représentation de l'authenticité d'une vie ne peut être que complexe, Bélégou a développé une série de dialectiques (par exemple : image floue/image nette, état de plénitude/vacuité, intérieur/extérieur, corps/objets) parvenant à mettre à jour ce caractère polytonal. On peut y retrouver la dialectique de Yin et Yang, mais il a avec des éléments proprement photographiques dépassé l'opposition traditionnelle des deux, il n'y a plus ici antithèse entre le vide et le plein, c'est une synthèse des abstractions de tous les éléments ouvrant à une polysémie, une complétude harmonieuse de l'univers et de la vie.

La quête métaphysique est présente à travers les matières les plus concrètes et les plus sensuelles, produisant une extraordinaire vitalité. Ses oeuvres contiennent des qualités de sensibilité, de subtilité et de poétique, mêlant le mystérieux au spirituel, à l'indicible."

Yue Szeto, Dialogue de la photographie, Hong-Kong.

 

 

"C'est comme un aveu qui clôt le court texte de Jean-Claude Bélégou évoquant "La salle de bain", un texte dont l'apparente froideur dissimule mal la tendresse, mais aussi l'ironie... "Il s'abandonnait à ses gestes amoureux". Voilà dite, avec une simplicité, une pudeur, une économie extrême, une vérité essentielle de cet hommage (au sens amoureux encore...) au "quotidien". C'est bien d'abandon qu'il s'agit, non pas renoncement, ni déliquescence mais attention extrême à l'autre, à ses gestes, à ses respiration, aux frissons imperceptibles sur sa peau. La description d'un état, l'inventaire de ses métamorphoses, l'espace et la lumière dans lesquels le corps de l'autre est vivant, existe jour après jour. Nous sommes loin des "intimités" racoleuses, obscène à force de mièvreries. C'est un travail de longue haleine, minutieux et patient qui révèle de la "vérité intime", heureusement, ce qu'il veut bien consentir à faire voir."

Jean-Claude Schenkel, Villa Steinbach Mulhouse, Octobre 1999

 

 

"En nous présentant ses clichés <<de tous les jours>>, Jean-Claude Bélégou accomplit une réelle célébration du quotidien. Il met en exergue dans une maison habitée, hospitalière, les gestes, les moments dits insignifiants qui nourrissent un séjour silencieux. Bélégou choisit un modèle féminin qui n'a jamais posé, qu'il modèle patiemment au gré des séances de prises de vues. C'est donc à un corps-à-corps pacifique qu'on assiste. Car les cadrages sont très serrés, les gros plans abondent et le visage du modèle est souvent absent. La gageure du propos s'affirme tranquillement en refusant toute condescendance, tout misérabilisme, en révélant plutôt une intimité charnelle consentie. Ainsi 17 séries se suivent sous forme de triptyques, de polyptyques qui organisent une complémentarité des images. Sous la douche se multiplient les raccourcis... ruissellement d'eau sur le pli fessier, pubis cerné par deux mains détendues. Dans la buanderie se plissent les draps recueillant la magie d'une ombre chinoise. Au jardin le farniente se love dans les herbes, à l'ombre du chat, de la chèvre. Ce film saccadé, non animé, de Jean-Claude Bélégou possède sa force intrinsèque, il met en scène une dignité calme, feutrée qui tranche avec les hideurs modistes."

J.D. Mad, Bruxelles 22 Mars 2000

 

 

"- De tous les jours a donc commencé sur un fond de crise créatrice mais aussi personnelle...

- Début 1996 je décide, ou plutôt le besoin de nouveau s'impose, de photographier de nouveau. Mes préoccupations s'orientent vers le corps au quotidien, les gestes, le rapport aux objets, aux activités banales de la vie quotidienne. Je cherche pour cette série pendant trois mois un modèle, jusqu'à ce qu'au cours d'un vernissage je la rencontre, qui bien sûr n'avait jamais posé, et après avoir ensemble parlé du projet elle accepte et nous commençons. Toute la série s'est faite avec ce seul modèle d'où l'importance - que chacun a remarqué, qui a vu De tous les jours - qui n'est plus celle d'un modèle anonyme mais celle de la personne, présente.

- Ce devait être une petite série rapide, légère...

- En effet après Erres je ne voulais plus me retrouver dans des productions lourdes à gérer. Mais commençaient par dévers moi avec De tous les jours trois ans et demi de travail puisque je viens seulement d'achever les derniers tirages : 240 images dans la version complète du travail.

- Série sur le corps, l'existence, l'être-au-monde, quels furent les nouveaux axes de travail?

- J'avais quelquefois, dans les années 80, choisi de passer des journées entières chez des amis à les photographier sur le vif dans leur vie quotidienne tels qu'ils choisissaient de se montrer ; c'est du souvenir de ces expériences qu'est né De tous les jours, mais en mettant soigneusement tout en scène et en photographiant chez moi, à la manière dont on tourne un film en quelque sorte. Nous avons donc démarré avec des grilles de situations dans différentes pièces de la maison : l'éveil dans la chambre, la lecture dans la bibliothèque, le petit déjeuner dans le jardin, etc. Pour chaque situation je la dirigeais précisément tout en demeurant attentif à ce qui spontanément advenait d'elle-même. Sachant aussi que dans une telle situation où l'on rejoue le réel toute spontanéité est on ne peut plus relative. Ce choix d'images composées m'est venu à la fois de choix techniques (mises au point précises, faibles profondeurs de champ, lumières découpées, cadres isolant les poses, choix soigneux des vêtements, des objets, des gestes... toutes choses qui ne s'improvisent pas) à la fois par le dessein d'images essentielles, épurées, denses, irrévocables, nécessaires, et non point hasardeuses, contingentes ou anecdotiques. Nous avons ensuite retravaillé chaque situation, au vu des premiers résultats, jusqu'à obtenir la série d'images souhaitée. Nous travaillions des journées entières et consécutives de prises de vues chaque mois, entre les deux je développais, tirais les épreuves et précisais le projet.

- Quelle image du quotidien voulais-tu offrir?

- Celle d'un quotidien digne, chaque acte se déroule comme un cérémonial. Je préfère la grandeur des rituels à la bassesse de l'habitude et je ne pensé pas que le quotidien soit nécessairement voué à être le lieu d'une imagerie condescendante, misérabiliste, exotique. J'ai donc adopté la recherche d'un point de vue qui élève, ce qui est présent dans les gestes, les objets, la légère gravité des choses et du visage mais aussi bien sûr l'esthétique même des images.

- Pourquoi cette défiance à l'égard d'une imagerie sociale?

- Ce n'est pas une défiance à l'égard du social mais bien à l'égard d'une imagerie pseudo-sociologiste assez complaisante. Je ne prétends pas ériger ma vie en modèle et pas davantage travailler sur une autobiographie, mais simplement utiliser des bribes retravaillées de ma vie comme matériau d'un questionnement sur ce qu'est exister, vivre. Je ne suis ni apolitique ni candide, mais je crois que l'essentiel est dans ce que nous vivons réellement et non dans ce que les médias interposent de voile entre le monde et nous. Quant au politique, Freud dans Malaise dans la Civilisation me semble plus lucide sur les rapports entre l'humain et le politique que Marx dans le Manifeste... L'art, contrairement aux prétentions de la religion ou de la politique, ne sauve de rien, et n'a à prétendre sauver personne ni rien résoudre. La justification de l'activité créatrice ne peut résider que dans ce qu'elle est méditation sensible. Donner à penser l'humain, plutôt que de s'assujettir à le nier en demeurant dans le calque des phénomènes idéologiques et institutionnels qui le nient malgré lui, doit être le destin d'un art à la fois matérialiste, athée et présent.

- Il y a donc dans ton travail un souci de l'immédiat, de l'humble, du simple, du récurrent humain, mais aussi de la subjectivité?

- Lorsque je lis dans les discours de certains critiques que la prouesse de tel artiste a été d'évacuer de son oeuvre toute subjectivité ou toute émotion, je m'esclaffe. D'une part parce que je suis atterré des dégâts que la vieille idéologie structuraliste et néopositiviste puisse encore faire - comme quoi nous ne sommes pas encore à l'abri de tous les totalitarismes! - et d'autre part parce qu'on est dans l'illusion et dans le fantasme pur et simple du "monstre froid". Le problème n'étant même pas de savoir si subjectivité et émotion sont bienvenues, mais seulement qu'elles sont des composantes inéluctables de l'existence et de l'humain, et ceci même dans les discours des critiques en apparence les plus froids et les plus théoriques. L'émotion et la subjectivité sont les vrais refoulés de l'art en notre époque comme si l'art n'était pas que subjectivité et comme si l'homme ne vivait que de concepts et de soi-disant constats. Toute oeuvre ne s'affirme que dans l'expression de la plus extrême subjectivité, la plus extrême solitude, la totale assomption du destin du sujet : l'intériorité.

- La construction de tes images prend donc en compte une certaine intersubjectivité?

- Dans De tous les jours singulièrement j'ai cherché à ce que l'on sache que cette femme se trouvait regardée et face au regard était deux fois en scène. C'est une femme regardée par un homme, non un vase photographié par une machine. Ainsi à plusieurs reprises j'apparais dans les photographies, je fais irruption dans l'image : ma main sur le corps du modèle, le livre que je tiens dans mes mains au 1er plan de l'image, la flûte de champagne lorsque je trinque avec elle, le bol de Pyrex au travers du quel je la vois... Ceci équivaut à ce qu'au cinéma on appelle caméra subjective. Toutes les scènes sont vues de mon point de vue. Jamais on ne peut définitivement décider si cette femme est seule ou non. Jamais on ne peut sous-estimer le hors-champ. C'est aussi une prise en compte de la question de la relation de l'artiste au modèle (apparue dès 1986 dans ma série Noir Limite du Corps à corps.) de la vue au toucher. Le modèle est traditionnellement ce que l'on tient à distance dans une seule contemplation intellectuelle et le tableau cette fameuse fenêtre ouverte de la Renaissance sur ce qui est au-dehors. C'est cette distance qui est franchie puisque ce corps, outre que c'est précisément moi qui le modèle, se livre à une prise. Toute photographie est ainsi un corps à corps avec le monde.

- Dans les textes qui accompagnent chacune des 17 séries qui composent de façon architectonique De tous les jours l'histoire de la relation au modèle point encore par brèves touches...

- Dès la première prise de vues, la relation a basculé passant de la seule relation artiste-modèle au moment où le modèle s'est installé pour de bon dans le lieu et dans ma vie. Je m'étais toujours interdit un tel passage. Le modèle est à mon sens un médium, son rôle est d'incarner le projet mental, abstrait, de l'artiste. Chacun des textes qui accompagne les 17 lieux, pièces ou abords (jardin, verger...) de la maison met donc en parallèle deux narrations d'occupation des lieux : celle du lieu par l'artiste quinze ans auparavant, celle du modèle qui à son tour se l'approprie en débordant du cadre qui était initialement prévu.

- Pourquoi ces 17 séries dans la série De tous les jours?

- Assez vite après les premières prises de vue, qui furent aussi des prises de vies, le choix des situations s'est organisé par pièce de la maison. Nous avons donc ensuite travaillé pièce par pièce méthodiquement, à la fois dans un choix de situations, d'actions (ou d'inactions) de lumières... La salle de bain, la cuisine, la lingerie sont au flash, dans des coupes fragmentées ; la bibliothèque, la chambre nord sont en lumières du jour diffuses, couvertes, grises, quelquefois pesantes ; le bureau, la salon, la salle à manger dans les lumières précieuses du soleil ; la chambre tantôt dans une nuit de lumière artificielle tantôt dans l'extrême sensualité des découpes du soleil.

- Cadrages fragmentés, serrés au plus près du corps jusqu'à le toucher, mises au point sur un seul plan, parties entières de l'image plongées dans l'ombre profonde, on ne voit pourtant jamais l'espace...

- Cadrage, mises au point, profondeurs de champ... servent à sélectionner, à ne garder dans l'image que l'essentiel et mettre de côté ce qui ne ferait pas sens. Eliminer et choisir par la perspective, en creusant ou en ramenant au plan, sans craindre de frôler l'illisibilité immédiate : le temps de la lecture sera au moins pour le spectateur celui de la pensée ; la perspective ne doit pas davantage que le cadre, la lumière, la mise au point être subie. Ne pas oublier qu'une image n'est toujours au fond qu'un plan, c'est aussi par le plan de mise au point, les hautes lumières, le cadre que l'on construit la perpective et pas seulement par l'optique. Mais aussi ces procédés photographiques servent à produire l'effet de proximité et de respiration du corps, son extrême présence sensuelle, comme si matériellement il s'extrayait de l'image, il l'excédait. Ils accroissent aussi le sentiment de focalisation , de fascination qu'offre le corps. Un corps vivant, humain, ça respire, ça sent, ça pense! L'espace des pièces n'est présent que dans la façon dont il façonne le corps, dont il l'oblige à l'habiter et dont il l'habite, dont ils se pénètrent mutuellement. L'espace se reflète dans le corps, le visage, les gestes. En contrepoint la description des pièces n'intervient que dans les textes accompagnés par deux petites photographies des lieux vides (le lieu du crime!) à 15 ans d'intervalle, ce qui est susceptible de documenter le regard et le travail du spectateur, mais peut tout autant le dérouter en lui fournissant le point de départ d'autres fictions en contrepoint de celle qui est présente dans les mises en scène photographiées. Il serait naïf d'y voir la confrontation en face à face de la réalité et de la fiction. Tout est fiction, et l'écheveau n'en devient que plus complexe à démêler entre celle des images et celle du texte. Mais aussi bien tout est réel puisque tout se donne à voir., puisque la fiction même existe bel et bien en tant que fiction et s'incarne.

- Ces partis pris dans ton travail rendent de nouveau les matières extrêmement présentes...

- Je cherche à travailler non pas dans la surface des choses mais dans leur profondeur ; de ne pas m'intéresser qu'aux formes et aux couleurs, mais aussi à ce qui constitue les choses, leur chair, émerge de leur intériorité physique : leurs matières. C'est à partir de cette intériorité physique qu'émergera sur l'image l'autre intériorité : mentale. Bachelard définissait la sensualité comme appartenant à la poétique même de la matière (le feu, l'air, la terre, les eaux...) de sa physique. C'est la matière spécifique du corps, la chair, qui irradie et transporte, transcende, les gestes les plus banals, les objets les plus froids - ceux en plastique blanc de la cuisine par exemple!. Ce sont les matières auxquelles la chair se mêle : buée, eaux, poussière, savon, pâte à tarte, viande, herbes, feuillages, laines, tissus, papiers, fards, aliments, boissons, épluchures, feu, glace, paille, poudres, etc. mais ce ne sont plus comme dans les séries Noir Limite de 85/89 un corps et des matières dans un parti pris d'abstraction. Nous sommes cette fois au monde!

- Outre cette structuration par pièces, lieux de l'habitat, qui fait de cette série à la fois un travail sur le corps à la fois un travail sur l'architecture et l'archéologie du lieu, chacune des 17 séries se compose elle-même de plusieurs images assemblées...

- A partir du travail sur les planches contacts j'ai tiré un choix d'épreuves puis chaque photographie a été choisie isolément d'abord, pour sa seule réalité intrinsèque, sans considération dans ce premier temps de sa capacité à former sens avec une autre, à s'assembler, à s'insérer. Ceci pour éviter toute complaisance toute facilité à l'égard d'une image. Mais en même temps le choix de la composition en triptyques s'est imposé dès les résultats de la première prise de vues - Erres était déjà composé entièrement en diptyques, triptyques, polyptyques - pour former des scènes composées pas tant de façon séquentielle que le plus souvent comme des variations - quasi musicales - des points de vues ou des moments sur une même situation. Mais aussi les associations se sont faites à partir des lumières, des matières, des compositions des images. De nouveau ceci pourrait rapprocher ce travail d'une écriture cinématographique, d'autant lorsque les photographies sont superposées les unes aux autres ainsi que sur des fragments d'une bobine film de cinéma. Pourtant il n'y a nulle linéarité comme dans l'écriture ou le film où chaque image vient l'une après l'autre, seulement lorsque la précédente a disparu. Ici toutes les images sont données d'un coup et fonctionnent comme ensembles. Chaque pièce (de l'oeuvre ou de la maison) est donc un univers autonome mais aussi solidaire.

- En même temps puisque les prises de vues se sont étalées sur deux années une dimension temporelle semble encore s'être installée par ce biais?

- Ceci est éminemment vrai de certains triptyques du Verger qui jouent sur la succession des saisons, ou celui du Pré (tout en hiver), ou ceux de la Mer (tout en été) si on les rapporte à celui du pré... Mais la temporalité de la série De tous les jours est essentiellement circulaire, statique, suspendue, voire hors du temps. Le temps du quotidien est répétitif, il n'est pas vectoriel ou historique (ou alors dans une micro-histoire lente, intime).

- Intimité, sensualité, mais aussi clôture?

- Tout comme on est dans une circularité temporelle on est dans une clôture spatiale, le lieu du quotidien est celui de l'intime, de la captation captive. Même les instruments de la modernité (téléphone, ordinateur, Minitel) présents dans les photographies semblent n'ouvrir sur rien. Il doit se dégager de toute ces photographies une grande sensation de silence.

- Enfermement pessimiste?

- Ou simplement une recherche renouvelée de l'intime, du plus-intérieur, du lieu habité d'une vie, d'un corps habité d'un langage, et livré dans un frottement au monde et au regard de l'autre. L'attention à une vie. Sans que jamais pourtant ce corps, même lorsqu'il se dénude sans réserve, ne se donne, c'est-à-dire ne puisse sortir de sa propre discontinuité, de sa propre étrangeté, de sa propre inscription dans un espace délimité. Bref de son image, de son être-pour-l'image. sa trace sur l'image. Je crois que jamais pourtant je n'ai fait une série aussi sereine, non point hors d'une inquiétude ou d'une tension, mais comme si cette tension entre l'autre et soi, entre le vide de l'existence et ses pleins, entre la solitude la dérive et la présence trouvaient un point d'extrême équilibre.

PhotoNouvelles n°11, Mars-Avril 2001 Claude Nori, La rencontre : Jean-Claude Bélégou.

 

 

"Humecter le bord salé d'une enveloppe, glisser la semelle du fer à repasser sur l'étoffe de coton, musarder un moment avec le chat dans un rayon de soleil, descendre une pile de livres au rez-de-chaussée, attraper la pelle et la balayette, décortiquer une crevette, presser un fruit, rincer la passoire, se laisser couler sous la douche, passer le peigne dans ses cheveux, étaler de la confiture sur une tartine, cueillir une pomme au jardin... du salon à la bibliothèque, du corridor à la chambre, de l'escalier à la salle à manger, la cuisine, la lingerie, la cave, sous l'objectif attentif de Jean-Claude Bélégou, la <<femme modèle>> revisite les différents lieux de la maison respectant leurs rituels propres, comme s'il s'agissait là des chapelles successives d'un même sanctuaire. Ainsi, en dix-sept séries de polyptyques s'élabore un vocabulaire, une rythmique, une sorte de liturgie du quotidien élevé au rand de cérémonial.

Avec <<De tous les jours>>, Bélégou est alors bien loin de la banalité du quotidien dont se repaissent, jusqu'à l'écoeurement, les tenants d'une esthétique de l'ordinaire, souvent eux-mêmes pris au piège de leur propre banalité. Bien loin donc de cette <<trivialité malsaine mise en avant par un exotisme petit bourgeois>>, bien loin aussi des démêlés burlesques du couple Anna et Bernhard Blume aux prises avec l'anormalité du quotidien. Au contraire, lorsque Bélégou prête une attention minutieuse aux petits gestes de tous les jours, c'est pour en découvrir la beauté, la sensualité, l'intelligence. Guidé d'une pièce à l'autre par le parcours même du soleil, le photographe se rend disponible à cette initiation, totalement soumis à la domination de la lumière.

Ses images construites un peu comme on tourne un film, résultent ainsi d'un syncrétisme entre l'âme d'un lieu - un presbytère normand du dix-huitième siècle - et la façon dont l'artiste s'est mis à l'habiter, tout autant que celle dont il s'est trouvé peu à peu habité par lui. Et c'est jusqu'au modèle qui finit par totalement incarner son personnage et par se couler en cet espace comme un bijou en son écrin. Médium entre l'imagination de l'artiste et le réel, alors que sa prestation devait à l'origine se limiter à mimer les gestes quotidiens d'une femme fantasmée, le modèle s'est trouvé peu à peu dépossédé de son statut, soudain femme bien vivante, saisie, habitée elle aussi par l'esprit des lieux. Cette ultime transgression de l'interdit, qui fit voler en éclats la relation artiste modèle, acheva de libérer l'écriture du photographe, jusqu'à lui permettre d'atteindre à cette légèreté, à cette transparence, à cette transcendance présente dans les images.

Il est ainsi, possible de mesurer le chemin parcouru depuis <<Corps à corps>> (1986) ou depuis <<La mort>> (1991) premiers travaux réalisés alors au sein du groupe Noir Limite avec Florence Chevallier et Yves Trémorin et <<dissout pour divergences esthétiques>> en Avril 1993. Un parcours artistique vécu comme une longue introspection imposant d'incessants aller et retours entre soi et le monde. Avec cette méfiance à l'égard des tentatives de la photographie sociale qui prétend à l'objectivité alors que Jean-Claude Bélégou lui, ne voit là qu'idéologie. Avec cette subjectivité donc revendiquée dès l'origine. Avec la nécessité intérieure pour seul guide, chaque série posant une nouvelle question. Ainsi l'épreuve récurrente de l'autoportrait qui jalonne la route. Ainsi la confrontation à l'autre, timide dans <<Visages>>, radicale dans <<Les Amants>> (1989/90). Ainsi l'exploration du jardin comme projection de soi-même (Le Territoire 1991/92), et le très accablant voyage d'<<Erres/Vers le grand nord>> en 1992 et 1993, au cours duquel l'artiste se laissa dériver, pour le meilleur, une confrontation physique avec la nature, et pour le pire, une fascination telle, qu'il a pu craindre un moment <<d'y rester>>.

<<De tous les jours>> apparaît donc comme un retour jubilatoire à la maison, un retour symbolique à soi-même après les années d'errance nécessaires à la quête d'identité, un retour à l'altérité aussi après les rudes épreuves de l'autoportrait. Une façon d'affirmer que même lorsque tout s'est retiré, le quotidien reste cette part irréductible de notre richesse, dernier espace-temps où exercer notre dignité. Une lente méditation. Une façon de dire comme Candide <<cultivons notre jardin>>."

Pour "Voir" n°12, Mai 2001, article de Armelle Canitrot.

 

 

 

« C’est d’abord d’ombre et d’errance qu’il fut question dans l’œuvre de Jean-Claude Bélégou, avant que peu à peu la lumière consente à s’apprivoiser et le quotidien se laisse enchanter. Avec Erres, Vers le grand Nord (1994), le voyage n’est pas exploration enthousiaste, déambulation euphorique, mais « nihilisme nomade », expérience d’une perte à soi et au monde qu’amorçaient déjà les autoportraits effectués lors d’une résidence solitaire à Naples (1990) et les « micropaysages » - plantes et fleurs du jardin, petits animaux, allées et puits – commencés dans l’ancien presbytère de Sausseuzemare, lieu de vie de l’artiste (1991). Erres entrelace ainsi, en une même « épreuve », voyage, paysage et autoportrait, le voyage fonctionnant comme métaphore d’une impossible conquête de soi, et le paysage comme analogon d’un affect, d’une passion, d’une désespérance. Mais, choisissant l’âpreté du Nord contre la séduction latine du Sud, le dépouillement contre l’exotisme, Bélégou endosse une position éthique : celle d’un dénuement, d’une solitude principielle et définitive. De l’interminable jour du soleil de minuit à la noirceur sans lueur de la nuit polaire, l’expérience menée par Bélégou, une fois encore est celle d’un passage à la limite. Lorsque de gare en gare, de ville en ville, l’esprit s’étourdit, se défait, lorsqu’au contact de la roche dure, du torrent glacé, de la neige et de la pluie, le corps vient à s’abandonner, se dissoudre et, exténué, n’en plus pouvoir. Non pour demander grâce – il n’est pas de grâce dans l’errance – mais pour comprendre, enfin, ce que c’est que vivre, et accepter ce jeu, cette ingratitude, de soi, des autres, du monde. Comprendre, une nouvelle fois, si besoin était, qu’il n’est point de sens : ni à la route, ni à soi, ni à l’existence. Et de ce deuil du sens se faire témoin. Accepter en sa chair l’apaisement sans l’épuisement, en son esprit l’alternance pascalienne de l’ennui et de l’extase, mais sans la rédemption. Proposer « en somme, un carnet d’errance, un chapitre d’existence », qui se clôt sur une maxime aux accents stoïciens : « le monde, il faut faire avec ».

« Faire avec », mais dans une pacification de plus en plus affirmée, conquise, pourrait-on dire : ce dont témoigne la suite de l’œuvre, notamment avec le cycle Existences (1996) et la série De tous les jours (1999).Existences, soit trois séries successives : Le Territoire, vingt photographies réalisées sur le lieu de vie de l’artiste, le jardin ayant lui-même été créé par lui avant la prise photographique ; Aima, vingt photographies traitant du corps comme d’un paysage ; La Mer, vingt autres photographies, enfin, prises en nageant sur les côtes normandes. Photographiant l’apparente banalité quiète d’un jardin quelconque, Bélégou détourne ici l’ordinaire en jouant sur un double registre : réinvestir la figure mythique du dédale, du labyrinthe ; constituer une sorte d’inventaire à la Georges Perec : « 1727 m2, 12 pièces, couloir et escalier, 5 chats et onze parterres de fleurs, 2 poteaux électriques, 32 arbres et des milliers de brins d’herbe, des millions de racines, des centaines d’oiseaux, limaces et taupes », etc., recensement à la fois maniaque et impossible du lieu de vie ou, toujours pour se situer dans la lignée de Perec, de la vie mode d’emploi. Illusion sans cesse réactivée, parce que vitale, d’une possible maîtrise du territoire personnel, alors même que ce territoire échappe sans cesse – arbres touffus, végétation proliférante, insectes… Le travail de Bélégou oscille ainsi entre une « morale par provision » - plus voltairienne que cartésienne, au demeurant, puisqu’il s’agit de « cultiver son jardin » - et la menace, tout aussi bien la tentation, de la perte de l’engloutissement.

Ce n’est qu’avec De tous les jours (1996-1998)  que cette tentation de la perte semble s’éloigner pour laisser enfin place à un rapport pacifié aux lieux, aux êtres et au monde. À ce que l’on pourrait appeler le Vrai Lieu : nourri des mythologues fondatrices de l’axis mundi sans se réduire pour autant à un enracinement dans le sol dont on connaît les dérives idéologiques, il est ce lieu d'élection dont un corps fait son territoire, où, jour après jour, il conforte son identité. C'est en ce sens que De tous les jours, se veut une méditation heureuse sur le fait d'exister là, chaque jour, patiemment, humainement. Mais s'il s'agit bien ici d'un <<livre d'heures>> tenu au plus près du quotidien, le banal n'est jamais livré brutalement, dans son atonie et son intrinsèque pauvreté : c'est un banal rédimé, transfiguré, chaque objet, chaque geste se voyant pourvu d'un sens qui vient éclairer l'entêtante opacité des choses. Davantage encore : tout ici fait sens autour de l'Autre, la femme, dont les gestes scandent le quotidien, et dont tout ce qui advient par elle, jusqu'au plus humble - repassage, toilette, lecture, jardinage, etc. - conquiert une intime nécessité.

A l'inverse de ce qui se joue chez ceux qu'on a pu nommer les photographes du banal, la sublimation du quotidien est ici certes difficile, mais elle est encore possible, encore espérée. Du même coup, le nihilisme de la banalité se voit relevé par la quête, infime et cependant obstinée, chaque jour réactivée du sens. De tous les jours énonce ainsi comment survivre à la lourde, lente répétition des jours et des gestes, des us et des saisons. Comment enfin inventer un lieu où vivre.

Chez Jean-Claude Bélégou, le lieu où vivre s’élabore dans et par l’intimité d’un couple"

Dominique Baqué, La photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Éditions du regard, 2004.