Jean-Claude Bélégou paysages familiers ZONES(2001/2002)
C'est sur le port du Havre, que désertant parfois le lycée, j'ai fait dans les années 70 une grande partie de mon apprentissage photographique.
J'y ai consacré par la suite un nombre important de prises de vues dans les années 80 (jachères et variations en 1980-82), mais cette fois, reprenant le travail en couleurs en 2000, il ne s'agit plus de friches ou de lieux à l'abandon. Les marchandises circulent plus que jamais. C'est la circulation des marchandises qui est devenue invisible".
Je réinvestis ce lieu, non pas dans une approche documentaire ou objective encore moins sociale, mais mentale et subjective puisqu'il s'agit de jalonner de nouveau ces lieux de mon enfance, devenus déserts et clos, à la recherche d'une monumentalité immobile.
Le titre doit, bien sûr, au poème de Guillaume Apollinaire.
Maison De L'art, Sallaumines ; Musée Malraux, Le Havre ; Mission Photo Pole Image, Rouen ; Galerie Pierre Brullé, Paris ; Frac/Conseil General, Evreux ; Espace 89, Villeneuve La Garenne ; Fonds Régional D'art Contemporain Trafic, Sotteville-Lès-Rouen ; Chambre De Commerce et D'industrie, Le Havre ; Musée, Louviers ; Frac Haute-Normandie, Sotteville-Lès-Rouen ; Lycée Agricole Gilbert-Martin, Le Neubourg ; Conseil Régional Hôtel De Région, Rouen.
Tirages jet d'encre pigmentaire 60 x 60 cm réalisés par l'artiste ; et 102 x 102 cm réalisés par l'atelier Franck Bordas, d'après originaux argentiques numérisés.
- Ce travail consacré au paysage industriel peut paraître surprenant dans ton parcours artistique, tu es surtout connu comme un photographe du corps ?
- Travail sur le corps, autoportraits (Visages, Erres, la Gloire du Monde), paysages (Lieux en 1980, le Territoire, la Mer en 1991, Erres/Vers le Grand Nord en 1992, et plus récemment les Paradis perdus) paysages industriels… aucun des genres traditionnels ne m’est étranger (si ce n’est le reportage, parce que je suis un photographe de la construction et non de la prise sur le vif) . Je ne pense pas en général que le travail d’un artiste se définisse par tel ou tel genre mais par l’univers que l’on peut retrouver de lui quelque soient les images qu’il fasse. J’ai un certain plaisir à parcourir cette diversité des genres. Je crois de plus en plus que je pourrais photographier n’importe quoi. Ou peut-être finalement je ne photographie que la lumière.
- S’agit-il de photographie documentaire ?
- Je ne cherche ni le descriptif, ni l’anecdotique, ni la couleur locale, ni le mouvement ! Je n’ai aucune prétention, ni sociale, ni documentaire, seulement comme dans l’ensemble de mon travail une prétention à parler de cette tragédie qu’est l’homme. On n’échappe jamais à la subjectivité. L’objectivité est un leurre, le leurre par excellence de la photographie. Il s’agit d’images mentales, d’un état mental : le vide. Si « l’évidence du corps » est l’image du plein (du bonheur ?) « zones » est l’image du vide, pas de l’inhumain ni même du non-humain, mais du vide que tout humain porte en lui. Celui qui attirait et effrayait tant Pascal. S’il n’y a personne sur ces photographies, c’est évidemment parce que si quelque’un passe dans le champ… j’attends qu’il soit passé… Mais il n’y a aucune difficulté pour cela, il est exceptionnel que quelque’un passe, ou alors des vigiles, ce sont des lieux inhabités, pilotés de loin dans des salles de contrôles, télé surveillés. C’est la nature même du travail qui a changé. Il y a seulement quarante ans c’étaient des lieux où abondait la main-d’œuvre manutentionnaire, extrêmement peuplés, extrêmement vivants. Aujourd’hui ce sont des lieux déserts. Et pourtant ils n’en sont pas moins vivants. Il ne faudrait pas croire qu’il ne s’y passe rien. Les marchandises circulent plus que jamais. C’est la circulation des marchandises qui est devenue invisible.
- Tu travailles par séries, et il y a toujours dans tes séries un rapport à ton existence, non pas autobiographique, puisque fictionnel, mais se nourrissant d’elle. Est-ce le cas aussi pour Zones ?
- Si il y a une relation, disons qu’il s’agit d’un retour sur mon enfance, mon adolescence… Je suis né, j'ai grandi dans ce paysage mi-urbain, mi-industriel de l'époque où les usines étaient encore dans les villes, cette implantation d'avant les grandes zones industrielles. Ce paysage, qui certes n'a rien ni de bucolique, ni de romantique, m'a toujours fasciné. Nous habitions avec mes parents au Havre rue Demidoff un deux pièces. Une fenêtre, celle de la cuisine, donnait sur le dépôt de chemin de fer où sans répit les locomotives fumaient et haletaient, la deuxième fenêtre, celle de la chambre, sur une scierie industrielle. Il n'y avait que deux pièces. Mes premières déambulations sur le port sont les promenades familiales du dimanche que nous faisions à pieds, mes parents, ma sœur et moi, j'avais alors huit ans, au début des années 60. Ces sorties du dimanche étaient des moments de joie et de rêve. Le port était à cette époque très "habité". Mon père faisait parfois des photographies. Ma mère, sujette aux vertiges et aux angoisses, craignait par-dessus tout que l’un ou l’autre nous ne tombions à l'eau. Déjà l’angoisse du vide, l’image de la dépression : la dépression qui aspire.
Rentrée 1969, je suis lycéen, je m'initie à la photographie, initiation légèrement retardée par les évènements de Mai 68 auxquels je pris part, première séance en chambre noir seul, je laisse filer l'heure, je perds toute conscience du temps, je me retrouve enfermé en pleine nuit dans la Maison de jeunes de la Porte Océane. Je suis fasciné. Très vite je multiplie les prises de vues, je photographie en studio, je photographie parfois mes amis sur le vif, mais c'est surtout sur le port que je me balade, séchant les cours fastidieux du lycée, baladant ma révolte adolescente sur cet espace de liberté où je me perds des journées entières. C'est ici que je fais mon apprentissage de la lumière, du cadre, de la perspective. De la respiration. Dans les années 75 souvent c'est sur la zone industrielle que nous allons avec mon amie nous promener les dimanche, près de l'estuaire de la Seine. Mais je n’éprouve aucune nostalgie à l’égard de rien.
- Tu t’es aussi intéressé dans les années 80 aux friches industrielles?
- J’avais photographié alors des friches, cherchant à rendre compte de l'état d'abandon, généralement brutal, de lieux à vocations industrielles (Ancienne Filature des établissements GrandPré dans le Doubs, usine désaffectée de pâte à papier dite "la Cellulose" sur le port de Rouen, Gare Maritime au havre rendue caduque par la fin du trafic des paquebots) demeurés tels qu'ayant brusquement cessé toute activité (les horaires sont encore affichés, les vestiaires abritent encore quelques vêtements, les bureaux, les sols jonchés de registres, les sacs de fibres de bois.) et dans le même temps dégradés. Je m'intéressais surtout à ces matières de dégradation, à ces signes de désertion en même temps qu'aux perspectives immenses de ces grands entrepôts. Les fenêtres ont comme toujours dans mon univers (de manière conflictuelle claustrophobe) retenu particulièrement mon attention, partiellement brisées, toujours maculées, leur transparence coutumière qui les faisait oublier a cédé le pas à un présence opaque et demi close. Ce sont des lieux où la mort brutalement est survenue, comme une guerre. Ce travail a été montré dans deux expositions : sol/mur et Variations.
- Pourquoi cette série est-elle en couleurs?
- juin 2000 de nouveau je photographie au 6x6, format carré. C’est un très grand bonheur pour moi de travailler de nouveau en couleurs. Sans doute mon attirance pour la peinture. Ce qui m’a décidé est l’apparition de nouveaux procédés de tirages : le jet d’encre qui a précisément le rendu et la matière que je n’étais jamais parvenu à trouver sur les tirages couleurs argentiques d’avant. Ces photographies sont conçues comme des tableaux, d’où leur grand format aussi. Je ne crois pas dans le même temps qu’il y ait une discontinuité entre mes précédents travaux en noir et blanc et ces nouvelles séries en couleurs (« l’évidence du corps », « les paradis perdus »). J'y préserve toujours de grandes zones de noir, des découpes d'ombres. Mais ce n’est pas seulement le recours à la couleur qui a changé, c’est aussi le recours à l’hyperfocale. Je cherche une lumière dure, un ciel uniformément bleu, en aucun cas je ne veux dramatiser ces images, je cherche une luminosité et une netteté maximales. Je cherche comment le recours aux couleurs peut rendre cette froideur, ce vide, cette distance, tels des chromos. Je cherche donc des compositions claires structurées, d’une grande unité de couleur. C’est l’espace baigné de cette lumière froide et bleue que je photographie.
De nouveau je me retrouve à déambuler sur le port du Havre, ma ville natale, comme si je recommençais mon apprentissage de la photographie. le <<passage à la couleur>> est un grand moment de joie, comme une respiration nouvelle, comme l'est de retrouver le format carré avec lequel j’avais débuté adolescent.
- Il semble qu’il y ait dans ton travail en général une dimension poétique. Y a-t-il une poétique des ports?
- Poétique si le poétique consiste à chercher à aller à l’essentiel en opposition au roman qui serait du côté de la logorrhée, du trop plein, de l’étendue… Toutefois si Zones se nomme ainsi c’est aussi à cause des souvenirs de mes lectures de Guillaume Apollinaire , le fondateur d’une poétique de la modernité. Pourtant ce n’est d’abord pas tant le port en lui-même (j'évite par exemple les bateaux dans le champ) que le paysage industriel qui me préoccupe. Je reviens sur les pas d'une histoire qui me dépasse, celle de la ville, celle des mutations économiques et industrielles. Le Havre est cette ville bâtie sur du sable. Les villes qui sont des ports sont des villes ouvertes, ce n'est pas seulement la présence de la mer qui en elles respire, mais surtout le cœur de communications qu'est un port qui est cause de ce souffle. Au Havre, la partie la plus ancienne du port, celle bâtie au début du siècle, celle des grands bassins et leurs quais, est devenue un espace presque onirique, à l'activité discrète, le travail effectif étant maintenant essentiellement concentré sur des places spécialisées, telles qu'opérateurs de containers, multi vrac, ou centres roll on-roll off, plus enfoncés dans l’estuaire. L’espace s’est dilué, étendu. Sans cesse en voyage je reviens vers les ports, vers la mer. Insensiblement. Inconsciemment
Jean-Claude Bélégou, dialogue avec moi-même, Sausseuzemare, juin 2003
Jean-Claude Bélégou est connu pour ses photographies au scalpel sur le corps humain dans un univers clos, presque claustrophobe. Il développe aussi, depuis les années 1980, un travail sur le territoire et les lieux industriels abandonnés. Ainsi, ce photographe qui réside en Normandie et qui a poussé loin les limites du noir et blanc s'est mis, en 2000, à la couleur, pour photographier, au format carré du 6 x 6, ce qu'il appelle des « zones ». Il expose ses paysages industriels, en grand format, à Sallaumines (Pas-de-Calais). Il n'y a pas chez lui une quelconque dramatisation sociale, notamment par le biais du portrait et du travail. Les lieux deviennent paysages, les couleurs sont vives, les lumières dures, les ciels uniformément bleus comme un monochrome pictural. Ces paysages vides, sans anecdote, réalisés notamment dans la zone portuaire du Havre, deviennent un théâtre spectaculaire et sans échelle dont on aurait oublié l'usage.
LE MONDE 22 Septembre 2003.
« Le traitement artistique de l'imaginaire portuaire nous ramène généralement au mouvement : voyages, départs et arrivées de bateaux, vie laborieuse du port, chargements, déchargements, circulation des biens et personnes, tous débuts et finalités intimement liés aux déplacements. Mais rarement aura-t-on vu cet imaginaire traité par la statique des lieux, où bateaux et hommes sont tout à la fois absents des images et présents de façon implicite dans la fonction naturelle de ces Zones choisies par Jean-Claude Bélégou. La vie envahit alors ces clichés par un biais des plus étranges, une poésie qui appréhende la fonction du lieu, hors cadre et moment, hors de cet instant de « saisissement » voulu par un auteur qui nous conduit dans le paradoxe absolu de l'immobilité d'un port. »
Richard Turco, Les cahiers de la Galerie Photo, Rouen, Pôle Image mai 2004.
« Jean-Claude Bélégou expose quasi simultanément à la Galerie Duchamp à Yvetot et à la Galerie Photo du Pôle Image à Rouen. Deux lieux d'exposition pour deux séries radicalement opposées ? peut-être pas. La première au titre très évocateur – l'Évidence du corps – décrit la féminité à travers l'intimité du corps d'une seule femme, tandis que la seconde, Zones, renvoie à des paysages portuaires. L'intimité voire le privé d'une part et les lieux publics d'autre part sont deux espaces qu'il privilégie.
Ces séries sont en couleurs et en numérique, une nouveauté pour Jean-Claude Bélégou qui photographie en noir et blanc depuis vingt ans.L'autre point commun est le format carré, dans lequel l'artiste intègre courbes et rondeurs du corps avec des cadrages plutôt rapprochés pour l'une, et avec lesquels il joue avec les lignes dans des plans larges pour l'autre. Comme il le dit lui-même dans les deux cas : »j ne photographie que la lumière ».
Sophie Bernard, Images Magazine, n° 4, mai-juin 2004.